Les Limites du Technologisme




Le HMS Dreadnought ©U.S. Naval Historical Center





Le présent article a été rédigé dans le cadre d'une réflexion du Comité Armée du Futur de l'ANAJ-IHEDN sur la numérisation du champ de bataille, consultable ci-après : http://www.anaj-ihedn.org/la-numerisation-du-champ-de-bataille-par-le-comite-armee-du-futur/. 

Il a été repris en 2017 au sein de l'ouvrage collaboratif de l'ANAJ-IHEDN intitulé S'Engager par la Plume (téléchargeable ci-après : https://www.ihedn.fr/document/sengager-par-la-plume-anaj). 

Il a enfin publié sur le site Internet du Point (http://www.lepoint.fr/societe/les-armees-face-aux-limites-du-technologisme-18-04-2017-2120624_23.php). 
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S’il reste difficile de penser la guerre du futur autrement qu’en tant que duel de volontés, comme l’a définie Clausewitz il y a maintenant près de deux siècles, il convient néanmoins de reconnaître l’influence majeure que l’innovation technologique n’a eu de cesse d’exercer sur l’art de la guerre. Non pas sur le fond – qui demeure intrinsèquement le même, tel que défini par Clausewitz – mais dans la forme. Ou plutôt les formes, tant la manière même de mener une guerre a été profondément repensée, au fil des siècles, et au gré des inventions.

Ainsi l’aviation – dans laquelle le maréchal Foch ne voyait qu’un « jouet » sans valeur militaire aucune – a permis, peu à peu, l’exploitation de la troisième dimension et l’émergence d’une nouvelle armée à part entière : en venant compléter les forces terrestres et maritimes traditionnelles, cette dernière contribue à caractériser la guerre moderne dans son essence. Les exemples de ce type abondent, y compris dans des domaines plus surprenants : l’invention de la boîte de conserve au XIXème siècle a révolutionné la logistique militaire en facilitant le stockage et le transport des vivres.

Néanmoins, la relation entre la technique et l’art de la guerre ne correspond pas toujours à un cercle vertueux. Car si l’ingénieux Vulcain semble œuvrer à rendre la vie de son frère Mars plus facile, il convient de rappeler que les glaives forgés par Vulcain sont à double tranchant : ils ont servi à châtier Mars, qui s’était épris de sa belle-sœur, Vénus.  Cette allégorie mythologique démontre que cette rivalité est ancienne et nous amène à questionner les grands programmes d’armement contemporains, qui semblent consacrer la prépondérance d’une approche technocentrée dans la manière de penser les conflits actuels et futurs.

Deux sujets sont, à cet égard, particulièrement éloquents : la numérisation du champ de bataille, et le soldat augmenté. Deux axes d’innovations tout aussi révolutionnaires que porteurs de risques propres.

Les limites économiques


La robotisation et la numérisation, ou le triomphe du qualitatif sur le quantitatif


Si la numérisation et la robotisation des matériels en sont à leurs balbutiements, leurs effets se font déjà nettement sentir sur les finances publiques des États ayant investi dans cette voie, et en premier lieu les États-Unis. Le meilleur exemple du poids budgétaire de cette complexification des systèmes n’est autre que le (très) décrié F-35 : les près de dix millions de lignes de code nécessaires à son bon fonctionnement ont une incidence directe et négative sur les problèmes de développement du programme. Le Director, Operational Test & Evaluation (DOT&E) pointait ainsi dans un rapport[1] particulièrement critique les très nombreux retards et autres problèmes de développement découlant du parti-pris de la numérisation tous azimuts dans la conception du Joint Strike Fighter.

Autre illustration : le programme de destroyers de la classe Zumwalt. Bâtiment révolutionnaire dans sa conception, le Zumwalt fait la part belle à l’automatisation et à la numérisation des tâches, permettant à un équipage d’à peine 140 hommes de manœuvrer ce monstre de près de 15 000 tonnes. Censé constituer la nouvelle épine dorsale de l’U.S. Navy, le programme Zumwalt devait donner naissance à pas moins de 32 bâtiments. Face, ici encore, à une explosion des coûts[2], le programme fut prématurément stoppé en 2009, avec seulement trois bâtiments budgétés.

Ces exemples bien actuels et abondamment documentés tendent ainsi à confirmer l’analyse de Norman R. Augustine, ancien vice-président de l’avionneur Martin-Marietta. Dans ses Augustine’s Laws[3], il prédit en effet la croissance géométrique des coûts des programmes d’armement à mesure de l’augmentation de leur niveau technologique, alors que les budgets militaires ne connaissent qu’une augmentation arithmétique. La célèbre loi n°16 stipule notamment, en poussant la démonstration jusqu’à l’absurde : « In the year 2054, the entire defense budget will purchase just one aircraft. This aircraft will have to be shared by the Air Force and Navy 3-1/2 days each per week except for leap year, when it will be made available to the Marines for the extra day ».

Si l’on extrapole cette tendance lourde pour rendre compte de systèmes de plus en plus complexes, et donc chers, on peut en déduire que la marge de manœuvre des armées futures s’amoindrira encore. L’armée « d’échantillonnage » risque de s’imposer comme le modèle de force de référence des armées, l’attrition de devenir un luxe insupportable, et toute velléité de montée en puissance de l’industrie de défense pour faire face à un conflit de haute intensité de se heurter à un mur budgétaire quasi-infranchissable. Certes, une forte volonté politique pourrait permettre de passer outre ces contraintes budgétaires. Mais en résulterait, après guerre, une crise économique et financière insupportable eu égard au volume inédit de ressources consacrées à une économie de guerre qu’il faudrait alors reconvertir, et non sans mal, en économie civile…

La guerre interétatique, telle qu’elle est classiquement conçue, deviendrait ainsi littéralement hors de prix. Et donc, en toute logique, délaissée au profit d’autres formes de conflits plus « abordables » : hybrides, économiques, informatiques…

Soldat augmenté, armée atrophiée


Permise par la professionnalisation des armées (à partir de 1996 en France), la technicité croissante du métier de soldat, aujourd’hui amené à utiliser un équipement et des véhicules de plus en plus complexes, a conduit à l’émergence du modèle du « soldat technicien ». En résulte un entraînement de plus en plus long et de plus en plus coûteux. D’où la difficulté actuelle des armées modernes à opérer des remontées en puissance rapides.

L’armée française, actuellement partagée entre opération Sentinelle et OPEX, est confrontée à un rythme opérationnel qui empêche l’entraînement des personnels dans des conditions satisfaisantes, impliquant, de fait, un risque d’érosion des compétences[4]. Or, le concept de soldat augmenté implique, par définition, l’exacerbation des difficultés soulevées par le soldat technicien. Qu’importe la forme de ces augmentations, il semble difficile d’imaginer qu’elles ne s’accompagneront pas d’une longue période d’apprentissage pour parvenir à les exploiter au combat à leur plein potentiel – apprentissage s’ajoutant à la formation militaire à proprement parler.

Plus préoccupant : le très fort turnover qui caractérise les armées modernes, avec une carrière de seulement cinq ans pour les métiers de contact[5], pose la question de la pertinence économique du soldat augmenté. C’est en effet avant tout un investissement, en temps comme en argent, et il apparaît peu judicieux de consacrer autant de ressources à des personnels qui ne serviront que très brièvement au sein des armées.

En outre, se pose la question de la fin de carrière du soldat augmenté. À supposer que cette augmentation consiste en une modification corporelle invasive et irréversible (membres artificiels, traitement médicamenteux à vie, etc.), notre soldat augmenté sera-t-il propriétaire de son propre corps après avoir quitté l’armée ? En plus d’un problème économique, pointe ici un questionnement éthique et moral, avec l’aliénation d’un homme qui se retrouve dépossédé de son propre corps. 

Les risques opérationnels


L’exacerbation de vulnérabilités systémiques


La numérisation de la guerre suppose une augmentation massive des flux de données. Et, pour que cette numérisation soit réellement une plus-value, elle doit se réaliser en temps réel. En l’état de l’art, une seule solution technique permet un échange de données en temps réel à l’échelle mondiale : le satellite.

Or les satellites ne sont plus des cibles inaccessibles : États-Unis, Russie et Chine ont déjà fait montre de leur capacité à frapper jusqu’en orbite. Une armée entièrement numérisée se révèlerait donc être un colosse aux pieds d’argile, dépendant d’infrastructures spatiales vulnérables. Certes, des contre-mesures aux armes antisatellites sont déjà à l’étude, voire en dotation. Mais, si elles peuvent atténuer la menace, elles ne sauraient la faire disparaître.

De plus, la numérisation a, entre autres objectifs, celui de permettre à une armée d’acquérir une quasi-omniscience de son environnement en dissipant le brouillard de la guerre, facilitant ainsi la prise de décision des états-majors jusqu’aux sections de combat. Le revers de la médaille est évident : le risque qu’un adversaire puisse s’approprier ces données, lui permettant de connaître aussi bien, voire mieux, son ennemi que lui-même. Et même de modifier directement lesdites données, afin de fausser la perception de son ennemi. Une perspective dont la Syrie aurait déjà fait l’amère expérience en 2007, lorsque l’armée de l’air israélienne détruisit le site nucléaire de Deir ez-Zor : Israël est soupçonné d’avoir piraté le réseau de défense anti-aérienne syrien afin de le rendre sourd et aveugle aux appareils israéliens[6].

De nouvelles lourdeurs logistiques


L’un des secteurs que ces innovations devraient grandement simplifier est la logistique. De l’exosquelette – permettant la manutention de charges lourdes par un unique opérateur sur le modèle du très prometteur Hercule de RB3D – à la fluidification de la gestion des stocks permise par les progrès de la robotisation ou l’usage d’objets connectés, les opportunités semblent infinies.

Néanmoins, ces nouvelles solutions soulèvent leur propre lot de problèmes. Ainsi, le soldat augmenté, malgré les prouesses que lui permettent ses capacités surhumaines, est aussi et peut-être avant tout un soldat « super-dépendant » dans le sens où ces augmentations risquent de coûter au soldat son aptitude à la rusticité.

De fait, l’autonomie énergétique est le principal obstacle : que ce soit pour alimenter un exosquelette – voire des membres artificiels – ou encore des capteurs et des systèmes de télécommunications, les besoins énergétiques considérables engendrés interdisent tout déploiement sans chaîne logistique adéquate. Il en résulte un alourdissement des opérations non seulement pour les manœuvres elles-mêmes, ralenties par ces nouveaux besoins logistiques, mais aussi pour les flux logistiques, qui constituent une vulnérabilité traditionnelle pour toute armée et auxquels il faudra consacrer un surplus de moyens afin d’en garantir la sécurité.

En parallèle, la robotisation et la numérisation du champ de bataille et des activités de soutien auront un impact certain sur l’encadrement des opérations : complexes, ces systèmes devront être supervisés et entretenus par des techniciens hautement qualifiés, renforçant le modèle actuel du soldat technicien, et aggravant par là même la problématique évoquée plus haut d’une formation militaire déjà fort chronophage.





En conclusion, il apparaît que la technologie, vecteur de progrès autant que d’entraves, ne saurait se suffire à elle-même pour penser le modèle de l’armée du futur. En effet, la technique tend aujourd’hui à outrepasser son rôle d’outil pour se muer en une idéologie, le « technologisme ». Or, à l’heure où nous entrons dans un monde qui repousse les frontières du possible vers celles de l’imagination, il semble opportun de veiller à maintenir – voire replacer – le besoin opérationnel au centre de la réflexion stratégique.




[1]Fiscal Year 2015 DOD Programs : F-35 Joint Strike Fighter, Director, Operational Test & Evaluation, États-Unis, 2015, (en ligne).
[2]Navy DDG-51 and DDG-1000 Destroyer Programs: Background and Issues for Congress, Ronald O’Rourke, Congressional Research Service, États-Unis, 2015.
[3]Norman R. Augustine, Augustine’s Laws (6ème édition), États-Unis, American Institute of Aeronautics and Astronautics, 1997.
[4] Audition du général Arnaud Sainte-Claire Deville, Compte-rendu n°16  de la séance de 17 heures du mardi 17 novembre 2015, Assemblée nationale, Commission de la Défense nationale et des forces armées, [en ligne].
[5] Jean-Louis Bernard (député), Avis n°3809 sur la Préparation et l’Emploi des Forces – Forces terrestres, Assemblée nationale, Commission de la Défense nationale et des forces armées, 2011.
[6] David A. Fulghum, « Why Syria's Air Defenses Failed to Detect Israelis », Aviation Week, 3 octobre 2007 (en ligne).

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