Parce que les marchands de canons ont, eux-aussi, une âme (lisse ou rayée, ça dépend)

 


Non, ceci n'est pas une opération de soutien aux exportations de défense.
(c) ARIS MESSINIS



Ces dernières semaines, une petite musique lancinante se fait entendre sur les réseaux sociaux : si les pays « occidentaux » livrent du matériel militaire à l’Ukraine ce serait (en partie ou exclusivement, selon la bonne ou mauvaise foi du commentateur) pour apposer le petit tampon « combat proven » à leur production nationale en vue de doper les ventes à l’exportation.

Une telle assertion me semble au mieux simpliste et maladroite, au pire relever d’un procès d’intention fort peu honorable.

Et je me permets de m’inscrire en faux. Vigoureusement.

 

Ayant déjà eu l’occasion de répondre ponctuellement à des commentaires de ce type, j’ai décidé de centraliser, développer et de synthétiser mes quelques arguments dans ce présent billet d’humeur.

Si je ne prétends pas parler au nom de tous les marchands de canons, il demeure que j’en suis, et que je tiens à témoigner du fait qu’il n’y a pas que nos produits qui ont une âme, rayée ou lisse.

L’argument du don de matériels militaires à l’Ukraine pour satisfaire quelque velléité marketing cynique et bassement inavouable ne tient pas, à mon sens, l’épreuve des faits. Ce pour plusieurs raisons.

 

De part l’ampleur des dons, d’abord :

 

Certes, on peut et on doit déplorer que les Européens livrent trop peu et pas assez vite du matériel militaire à l’Ukraine pour aider les forces ukrainiennes à combattre l’attaque illégale et illégitime de la Russie – sur ce sujet précis, que je ne développerai pas ici, il convient toutefois de rappeler, souligner, l’état des stocks des pays Européens, dont les armées ont été rabotées sous le poids de 25 à 30 ans de disette budgétaire.

Pour évoquer un exemple emblématique de l’actualité récente : l’obusier de 155mm CAESAR de Nexter (une entreprise publique française). L’Armée de Terre française en comptait 76 unités au déclenchement des hostilités, le 24 février 2022. Après quelques débats et analyses contradictoires (dont certaines se sont révélées erronées, comme par exemple la redirection vers l’Ukraine des CAESAR commandés par le Maroc, une thèse qui m’avait semblé crédible d’ailleurs, mea culpa), il est aujourd’hui confirmé que, à date, la France a fait don de 12 CAESAR prélevés sur les parcs de l’Armée de Terre à l’Ukraine, et 6 de plus ont été annoncés par le président de la République.

En valeurs absolues, 18 unités, cela peut paraître faible. Mais quand cela représente un bon quart de vos obusiers les plus récents, c’est considérable (et cela illustre le sous-dimensionnement de notre artillerie, mais c’est un autre sujet). S’il s’agissait d’une simple opération marketing de « soutien aux exportations », comme on dit dans le milieu, nous n’enverrions pas un quart de nos CAESAR à l’Ukraine. Une paire suffirait amplement.

Or, ce n’est justement pas l’objet de la manœuvre, qui vise en réalité à soutenir les forces ukrainiennes selon nos moyens. Nous n’avions tout simplement pas le luxe de choisir ce que nous envoyons à l’Ukraine en fonction de critères marketing : nous envoyons ce dont ils ont besoin, dans la limite de ce dont nous disposons, quitte à rogner notre artillerie déjà peu musclée jusqu’à l’os. Parce que le combat des Ukrainiens est aussi le nôtre, et que nous leur devons au moins cela.

 

Parce que le CAESAR n’a objectivement plus besoin de publicité pour se vendre :

 

Pour rester sur l’exemple emblématique du CAESAR (mais cela vaudrait aussi pour le missile Mistral, entre autres), il convient de souligner qu’il se vend déjà à l’export. Et plutôt très bien même : il ne s’agit rien de moins que du best-seller de l’industrie de défense terrestre française de ces 15 dernières années – à tel point qu’une augmentation des cadences, chantier complexe s’il en est, semble aujourd’hui probable. Le CAESAR avait déjà fait ses preuves en opérations. Certes jamais jusqu'à récemment dans un contexte de guerre de haute intensité, mais il a toutefois été utilisé intensivement en Irak par l'Armée de Terre française (CF. cet article de Mars Attaque).

Si la priorité française avait été d’ordre marketing, d’autres matériels auraient été privilégiés, comme le VBCI, qui n'a pas encore trouvé de débouché à l'export.

 

Parce que la guerre de haute intensité est trop risquée pour jouer le rôle de campagne marketing :

 

Oui, c’est une percée conceptuelle, mais la guerre est une activité risquée. Pour les humains d’abord, et les équipements ensuite. Et a fortiori la guerre de haute intensité face à une armée disposant de la puissance de feu de la Russie.

Le succès des matériels envoyés dans un tel conflit n’a rien d’acquis, et des photos ou vidéos de CAESAR pulvérisés par la contre-batterie russe au bout de quelques jours ou semaines d’utilisation n’auraient pas constitué une excellente publicité… Il suffit de demander aux clients export de certains matériels russes, notamment les systèmes de défense antiaérienne qui, manifestement, ne font guère honneur à leur réputation.

Et c'eût été une opération publicitaire d’autant plus risquée puisque ces matériels sont soutenus par des lignes logistiques probablement fragiles et servis par des troupes étrangères déjà éreintées par des mois d’un conflit particulièrement violent et meurtrier, formées du mieux possible en un minimum de temps. Il ne s’agit pas là de questionner la bravoure, la compétence et la volonté des combattants ukrainiens, qui ont fait largement la preuve de leurs qualités. Mais simplement de pointer que, objectivement, ils ne reçoivent pas ces matériels dans les meilleures conditions possibles – ce qui aurait pu mener à un emploi suboptimal avec des « conséquences marketing » potentiellement désastreuses pour les fournisseurs, mais ce n’est manifestement pas le cas et c’est tant mieux, avant tout, pour les Ukrainiens.

 

Parce que le conflit russo-ukrainien fait en premier lieu saillir les fragilités de nos BITD et remet en question nombre de nos choix technologiques et industriels :


Sans m’attarder sur ce point, qui mérite à lui seul moult analyses, il convient toutefois de souligner que cette guerre de haute intensité qui se déroule en pleine Europe, loin de représenter une « opportunité publicitaire », jette d’abord et surtout une lumière aussi vive que crue sur les faiblesses des Bases Industrielles et Technologiques de Défense (BITD) « occidentales » et certaines erreurs dans nos choix technologiques.

Si nombre de ces fragilités étaient déjà connues (déséquilibre manifeste entre technologie et masse, cadences de production trop faibles, stocks insuffisants, supply chains vulnérables, dépendances à l’égard de la Russie – et d’autres – sur certains matériaux stratégiques, etc.), elles apparaissent aujourd’hui au grand jour et il n’est plus possible de les ignorer, de les balayer sous le tapis.

Il apparaît, fort heureusement, que des travaux et réflexions sont en cours (certains n’avaient pas attendu le 24 février pour être lancés, reconnaissons-le, d’autres si, admettons-le) pour tenter de pallier ces écueils. Il faut le noter, en restant vigilant et exigeant.

Par conséquent, loin d’être une opportunité marketing pour vendre nos armes, le conflit russo-ukrainien est d’abord, et de loin, la démonstration cruelle et impitoyable de la nécessité impérieuse de repenser, réformer et refonder notre outil de défense. Cela ne se fera pas en un jour, mais cela doit se faire.

 

Parce que l’industrie de défense n’est pas le meilleur secteur pour se faire beaucoup d’argent :


Enfin, il convient de souligner que, pour qui veut faire beaucoup d’argent, le secteur de la défense n’est clairement pas le meilleur des marchés (du moins en France).

Les volumes ne sont pas gigantesques (de l’ordre de 15 milliards d’euros de chiffre d’affaires pour la France), les marges ne sont pas immenses (même si cela va mieux depuis quelques années), tandis que les risques (politiques, industriels et technologiques), en revanche, sont bien réels et peuvent faire très mal.

Parce que, justement, la finalité de l’industrie de défense n’est pas la rentabilité (qui n’est qu’un moyen), mais l’équipement de nos forces armées avec des matériels de qualité et de la manière la plus autonome possible pour garantir notre souveraineté de décision et d’action.

Dans le même esprit, les exportations visent d’abord à assurer la pérennité de nos lignes de production et à amortir nos investissements de défense (en constituant par ailleurs un important levier d’influence et d’action politico-militaire).

S’il est un secteur dont le rôle social des entreprises n’a jamais fait l’objet de doute, c’est bien celui de l’armement.

 

Bref, notre industrie de défense est l’un des outils à notre disposition pour aider l’Ukraine.

Ce n’est pas l’Ukraine qui est instrumentalisée pour aider notre industrie de défense à exporter.

 

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