Fonds européen de défense sans préférence n'est que ruine de l'âme




 Source inconnue.

 Dans un article daté du 5 décembre 2017 et publié dans Les Echos, Anne Bauer attire l’attention sur Le piège du futur fonds européen de défense[1], relevant que les industriels américains du secteur lorgnent déjà sur les crédits du fonds européen en devenir et destiné à stimuler la R&D de défense européenne. Ce dispositif, véritable bras armé de la politique industrielle de défense européenne, se montera à terme à 1,5 milliards d’euros par an, et portera sur les projets d’innovation menés à l’échelle européenne.  

La définition d’une entreprise européenne de défense constitue à ce titre un enjeu majeur : de celle-ci dépendra la répartition de ces fonds. Et les industriels d’outre-Atlantique de se prévaloir de leurs activités sur le sol européen (UTC se targuant d’employer 60 000 personnes sur le Vieux Continent, par exemple) afin de justifier leur légitimité à prétendre à cette nouvelle source de financements. Une revendication qui trouve ainsi un écho jusqu’au sein même de certains gouvernements européens, la Suède pointant ainsi, par la voix de sa ministre de la Défense, Christina Wilen, que des industriels américains (et britanniques) sont présents sur son sol, et emploient ses citoyens. 


Si le rôle économique de l’industrie de la défense ne saurait être négligé – car ce secteur constitue un gisement d’emplois hautement qualifiés et peu délocalisables,  ainsi qu’un important levier de croissance – il est néanmoins impératif de ne point se méprendre : ce n’est là pas la priorité d’un tel fonds d’investissement.

En effet, au-delà des considérations économiques et sociales,  l’industrie de défense d’un pays (ou d’un continent, dans le cadre de l’Union européenne) est un instrument de souveraineté critique qu’il est vital de préserver des ingérences étrangères. Si la coopération avec des alliés peut-être bénéfique, la dépendance, elle, est délétère.

Aussi n’y a-t-il aucune honte à se montrer protectionniste (le mot est lâché) en vue de préserver un outil aussi stratégique. D’ailleurs les États-Unis ne s’y trompent pas, et n’hésitent ainsi pas à faire prévaloir les intérêts de leurs industriels sur les principes d’une libre concurrence somme toute illusoire dans un secteur aussi sensible. Le contrat d’avions-ravitailleurs remporté par le KC46 de Boeing au détriment de l’A330 MRTT d'Airbus, dans un simulacre de compétition[2] fait à ce titre cas d’école.

De surcroît, l’argument invoqué par les industriels de défense étasuniens, comme quoi le Pentagone se serait porté acquéreur de 6 milliards d’euros de matériel militaire européen, fait jaser à plus d’un titre. D’une part il s’agit d’une paille par rapport au budget de la défense de ce pays (580 milliards de dollars en 2016, dont près de 119 pour les seules acquisitions de matériels, et 69 pour la recherche-développement[3]), et d’autre part les importations européennes d’armes Made in USA dépassent largement le flux inverse. La commande annoncée cette année, et décriée, de missiles Patriot par la Pologne pourrait ainsi, à elle seule, se monter à 10,5 milliards de dollars. Or, rien que ce système a déjà été retenu par 2 autres pays européens en 2017 : la Pologne, donc, la Suède et la Roumanie. Pour un montant total qui approche du double des 6 milliards évoqué par les industriels américains. Pour un seul système, et les exemples ne manquent pas. Selon le SIPRI, sur la période 2012-2016, 32% des armements européens ont été livrés par les États-Unis. Un chiffre appelé à s’accentuer avec l’arrivée prochaine du F-35 dans plusieurs capitales européennes[4].

Ainsi, l’Europe ne doit rien à l’industrie de défense américaine, qu’elle rémunère déjà largement, au détriment de ses propres entreprises, en tant que cliente. 


Mais ce n’est pas la seule raison qui impose de faire montre d’une distance polie, mais ferme, à l’endroit de nos partenaires (et concurrents) américains. En effet, une arme reste un formidable instrument de puissance et d’influence, même lorsque l’on ne s’en sert pas directement : l’exportation de matériel de guerre à ses alliés constitue un levier diplomatico-militaire non négligeable pour peser sur l’équilibre des puissances de régions entières. Vendre des sous-marins à l’Inde ou à la Malaisie, c’est participer à l’endiguement des ambitions maritimes chinoises. Fournir des Rafale au Qatar, c’est jouer le rôle d’arbitre des élégances dans le Golfe persique.

Or, en finançant la R&D de défense américaine – déjà abondée à hauteur de 69 milliards de dollars d’argent public fédéral rien qu’en 2016 – c’est placer les innovations ainsi développées sous l’empire de l’ITAR (International Traffic in Arms Regulation), un dispositif de contrôle des exportations américain très strict, et à l’occasion instrumentalisé par Washington pour mettre des bâtons dans les roues de ses concurrents,  comme on a pu le constater avec la vente de deux satellites espions au Émirats arabes unis. Ce contrat avait ainsi failli capoter, les autorités américaines ayant, des mois durant, refusé d’accorder les autorisations nécessaires à sa mise en vigueur[5]. On peut légitimement penser que le fait que Lockheed Martin ait été évincé de cette compétition ait pu avoir une influence sur les réticences de l’administration américaine. L’intervention directe du président de la République aura été nécessaire pour débloquer la situation. 

Ce fonds européen de défense est ainsi l’occasion rêvée de permettre l’émergence de nouvelles solutions ITAR-Free échappant au contrôle américain, renforçant par la même la souveraineté de l’Union européenne sur son industrie de défense et favorisant sa production intérieure. 


Partant, le seul critère du capital social ne saurait être retenu pour définir quelles sont les sociétés éligibles. Seules les sociétés pleinement et réellement européennes – par leurs capitaux, leur contrôle effectif et la localisation de leur siège social et de leurs sites de production – doivent pouvoir bénéficier de ces deniers européens. Il en va non seulement de la compétitivité de notre industrie, mais également – et surtout – de notre indépendance stratégique et politique. Céder au lobbying  du complexe militaro-industriel américain pour des considérations court-termistes, se serait accorder gain de cause à un chantage à l’emploi à peine voilé, et faire preuve d’une naïveté criminelle. La Commission européenne serait ainsi bien inspirée d’appliquer à la défense la logique de préférence européenne tout récemment affichée dans le domaine spatial[6].



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