Brève : Boeing/Bombardier, nouvelle démonstration de l'Imperium Americana

Sceau du Département au Commerce des États-Unis d'Amérique (domaine public)

Alors que l'excellent documentaire intitulé Guerre Fantôme : La Vente d'Alstom à General Electric réalisé par David Gendreau et Alexandre Leraître a été diffusé sur LCP le 25 septembre dernier, et livre une analyse glaçante du modus operandi américain en matière de guerre industrielle et économique, l'actualité nous livre une nouvelle démonstration de l'Imperium Americana, appliqué cette fois au commerce international. 

En effet, le Département américain au Commerce a annoncé ce jour même qu'il jugeait recevable la plainte de Boeing à l'égard de Bombardier. Le premier reproche ainsi au second d'avoir pratiqué un dumping dans le cadre du contrat de vente de 75 avions régionaux Cseries à la compagnie américaine Delta, grâce aux subventions publiques canadiennes qui lui aurait permis de pratiquer des prix très en-dessous du marché. Et le Département au Commerce de préconiser l'instauration de tarifs douaniers à hauteur de presque 220%, menaçant de facto la filière aéronautique du groupe canadien. Le dossier est, quant à lui, transmis à l'International Trade Commission qui devra rendre sa décision finale en décembre prochain. 

Cette passe d'armes diplomatico-industrielle appelle plusieurs remarques, que j'ai effleurées sur Twitter et que le distingué Marquis de Seignelay (@FauteuilColbert) m'a poussé à détailler dans les colonnes de mon blog. Ne connaissant pas ce dossier complexe, je me garderai bien de prendre parti quant au bien-fondé de l'ire de Boeing à l'égard de Bombardier. C'est donc plutôt l'opportunité économique, ainsi que les conséquences potentielles de la démarche qui vont nous intéresser céans.

Tout d'abord, certains observateurs décèlent chez Boeing une volonté de couper court à la montée en puissance de Bombardier, désireux de ne pas laisser se répéter la success story d'Airbus qui a mis fin au quasi-monopole de Boeing Ce calcul, à très long terme, peut se comprendre, mais il ne saurait pour autant occulter le fait que la gamme Cseries de Bombardier s'inscrit dans un marché où Boeing est tout simplement absent : l'aviation régionale. À ce titre, les principaux concurrents de Bombardier ne sont autres qu'Embraer, ATR voire, en poussant la logique, le rail à grande vitesse. 
Partant, la hargne de Boeing peut paraître disproportionnée, prématurée, et il lui faudra prouver auprès de l'International Trade Commission que le contrat liant Delta à Bombardier lui cause un préjudice véritable. Une gageure, selon l'avis de Dan Pearson, ancien président de ladite commission.  Mais le mal est déjà fait, et la manoeuvre de Boeing a réussi l'exploit de liguer Ottawa et Londres contre les velléités protectionnistes américaines, au mépris de toute "special relationship".

En effet, le gouvernement canadien n'a pas tardé à prendre la défense de son fleuron national, mettant dans la balance un contrat d'acquisition de F/A-18 dont les forces aériennes canadiennes ont besoin pour renouveler leur flotte vieillissante, dans l'intérim d'un futur appel d'offres de plus grande ampleur. Tant Washington que Boeing refusaient de renvoyer au même plan contrats militaires et civils, pourtant la fermeté canadienne sur ce point semble, pour l'heure, inébranlable. De fait, la ligne d'assemblage du F/A-18 se retrouve dans une situation de précarité accrue. Au grand dam des activités militaires de Boeing, en perte de vitesse face notamment à Lockheed Martin (F-35, acquisition de l'hélicoptériste Sikorsky...) et Northrop Grumman (bombardier du futur, consolidation dans le militaire et le spatial avec l'annonce toute récente du rachat d'Orbital ATK). On peut également penser que des tensions diplomatico-industrielles entre Ottawa et Washington pourraient éventuellement amener le premier à préférer un fournisseur non-états-unien pour renouveler sa flotte de combat. Et on le sait, le patron de Dassault Aviation Éric Trappier cultive de grandes ambitions pour le marché canadien. Mais pour l'heure, une telle hypothèse n'est bien entendu que pure conjecture. Enfin, ce contentieux intervient en plein round de renégociation de l'Accord de Libre-Échange Nord Américain (ALENA) entre les États-Unis, le Canada et le Mexique. Des pourparlers qui ne s'annonçaient déjà pas sous d'excellents auspices, du fait du protectionnisme assumé du Président Trump. Gageons donc que le différend Boeing-Bombardier ne contribuera pas à apaiser l'atmosphère. Le CETA liant le Canada à l'Union européenne en sortira-t-il renforcé ?
Le Premier Ministre britannique Theresa May est également de la partie face à Trump et Boeing, ce pour des raisons éminemment politiques : Bombardier emploie en effet quelques 8 000 personnes en Irlande du Nord, dont une bonne moitié serait menacée de licenciement dans l'hypothèse où l'action de Boeing aboutirait. Hors, Mme May doit sa fragile majorité à une alliance avec le DUP. Un désastre industriel nord-irlandais pourrait  l'ébranler plus encore, l'affaiblissant dans le cadre des négociations pour le Brexit. Négligé par l'Amérique de Trump, marginalisé en Europe du fait du Brexit et entretenant des ambitions illusoires quant à sa capacité à se faire une place dans un monde où les puissances émergentes pèsent de plus en plus, il se peut que ce dossier reçoive une attention toute particulière de la part d'un Royaume-Uni qui ne peut se permettre de se montrer en position de faiblesse - tant vis-à-vis de son opinion publique que face à ses partenaires/rivaux. 

La stratégie de Boeing paraît d'autant plus hypocrite que l'avionneur américain connaît son véritable futur concurrent : Comac. Un concurrent dont Boeing n'aura pourtant d'autre choix que d'accompagner la montée en puissance industrielle, s'il souhaite profiter des perspectives de croissances considérables offertes par le marché Chinois. En effet, Airbus, qui vient d'ouvrir un centre de finition pour ses A330 à Tianjin, et qui disposait déjà en Chine d'une ligne d'assemblage d'A320, a bien compris que le meilleur moyen de pénétrer le marché chinois était de consentir à des transferts de technologies et de production avec les industriels locaux. Une stratégie payante, puisqu'Airbus fait aujourd'hui jeu égal avec Boeing sur un marché dont le groupe européen était tout simplement absent en 1985. Conscient de son retard, et malgré ses réticences, Boeing a été contraint d'emboîter le pas à son concurrent européen : il ouvrira en 2018 son premier centre de finition, à destination de son 737.

Enfin, on notera que le tissu industriel américain est interconnecté, interdépendant avec son voisin du nord, conséquence logique de l'ALENA mentionné supra. Ce faisant, Boeing risque peut-être de fragiliser certains de ses propres sous-traitants, au détriment de sa propre supply-line, et donc au détriment de la bonne exécution de ses propres programmes. Que le Département au Commerce américain puisse se lancer dans une démarche aussi hasardeuse est une chose, dans son empressement à donner corps au slogan trumpiste (et simpliste) "America First" afin de voler au secours d'un Président qui a le plus grand mal à accomplir quoi que ce soit (de positif).
Mais ce comportement est étonnant de la part de Boeing, une entreprise sérieuse et supposément rationnelle, a priori loin de la présomption quasi-irréfragable d'amateurisme qui pèse sur cette administration. 

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Quelques sources pour approfondir : 

-https://www.theguardian.com/business/2017/sep/27/uk-boeing-contracts-bombardier-us
-http://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/washington-inflige-des-droits-douane-de-220-aux-c-series-de-bombardier-apres-la-plainte-de-boeing-752052.html 
-https://www.fool.com/investing/2017/01/30/boeing-earnings-the-defense-edition.aspx
-http://www.lepoint.fr/economie/alena-vers-une-troisieme-session-de-negociations-tendue-22-09-2017-2158887_28.php 
-https://www.journal-aviation.com/actualites/38140-boeing-devoile-en-chine-son-centre-de-finition-pour-b737





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