Rachat de Rockwell-Collins par United Technologies Quel contexte, quels motifs, quelles conséquences ?
Depuis deux semaines maintenant, l’industrie aéronautique
est en pleine ébullition avec le rachat de Rockwell-Collins par le conglomérat
United Technologies.
Une
OPA de très grande ampleur (de l’ordre de 30 milliards de dollars), qui ne
suscite pourtant que peu d’intérêt dans l’opinion publique. C’est pourquoi nous
tâcherons céans de poser le contexte de cette opération industrielle, afin de
mieux en comprendre les raisons et, pourquoi pas, d’apporter quelques pistes de
réflexion quant aux conséquences éventuelles de cette fusion à long terme.
Le contexte : une industrie
aéronautique sous pression
Au préalable, il convient de présenter succinctement les
deux parties de ce fastueux mariage : United Technologies est un
conglomérat industriel américain qui comprend notamment les ascenseurs OTIS,
les climatiseurs Carrier et, pour ce qui touche à l’aéronautique, le motoriste
Pratt & Whitney et le fabricant de composants aéronautiques UTC Aerospace
Systems (électronique, systèmes mécaniques, systèmes de refroidissement, etc). Jusqu’à récemment,
l’hélicoptériste Sikorsky faisait également partie du groupe, avant d’être cédé
à Lockheed Martin en 2015 pour environ 9 milliards de dollars. En s’offrant Rockwell Collins, United
Technologies étend ses activités à des domaines complémentaires :
avionique, systèmes de divertissement multimédias, aménagement de cabines, systèmes de navigation, pilotes automatiques,
communications… On comprend donc aisément l’intérêt de cette fusion :
maîtriser une très large part de la production des systèmes et composants d’un
avion de ligne.
Publiquement
annoncée le 4 septembre dernier, l’acquisition de Rockwell-Collins par United
Technologies n’a pas manqué de provoquer l’ire de Boeing et, dans une moindre
mesure, celle d’Airbus. L’avionneur américain – dans une posture que certains de manquent pas de qualifier de belliqueuse – juge en effet que l’opération pourrait aller à
l’encontre des intérêts de la filière aéronautique, et a annoncé examiner
toutes les voies de recours contractuels et juridiques qui s’offraient à lui. Airbus quant à lui craint que cette opération
ne pèse sur les efforts d’United Technologies, dont la filiale motoriste Pratt
& Whitney connaît d’importantes difficultés, à solutionner les problèmes
techniques du réacteur PW1000G destiné à l’A320neo, clouant à plusieurs
reprises certaines flottes au sol et suscitant la colère des compagnies
aériennes clientes.
Car
les constructeurs d’avions de ligne sous-traitent une très grande part des
systèmes et pièces de leurs appareils. De sorte qu’aujourd’hui, de l’ordre de
50% - si ce n’est plus encore – d’un avion de ligne sont fournis par des industriels
externes, en particulier pour ce qui est des systèmes les plus complexes :
réacteurs et leurs nacelles, avionique (l’électronique embarquée), commandes de
vol, trains d’atterrissage, aménagement
intérieur des cabines… Or, les marges sur ces systémiers sont bien plus
importantes que celles des avionneurs : de 14 à 17%, contre environ
9%. L’industrie aéronautique a en effet
cédé depuis longtemps aux sirènes de l’externalisation, les avionneurs ayant
préféré se concentrer sur leur cœur de métier : la conception, et
l’assemblage des appareils, sous-traitant la production de ces systèmes
complexes à des fins d’efficience et d’économie.
Or,
en plus d’offrir des marges plus juteuses, la maintenance de ces systèmes
complexes constitue une manne très importante pour leurs concepteurs, qui,
pour certains, en tirent aujourd’hui l’essentiel de leur activité. Et c’est
justement cette rente qui aiguise de plus en plus l’appétit des avionneurs. En
effet, si le marché de l’aéronautique civile reste relativement dynamique,
notamment soutenu par les fortes prédictions de croissance du trafic aérien lié
au rattrapage économique des pays émergents (Inde et Chine en tête), les constructeurs aéronautiques tels Boeing
et Airbus n’y trouvent pas pour autant totalement leur compte. L’absence de
grand programme civil – tels l’A380, aujourd’hui mature – ne pousse guère les
compagnies aériennes à renouveler leurs flottes. De même qu’une politique
d’innovations résolument incrémentales, et non de rupture, notamment en matière
de réduction de la consommation, qui perdent une grande partie de leur attrait
à l’heure où le baril de brut peine à dépasser le cap des 50 dollars. Enfin, le
secteur du transport aérien, en pleine consolidation et recomposition – comme l’illustre
bien la toute récente entrée de Delta et de China Eastern au capital d’Air
France-KLM – achève de poser un contexte qui incite les compagnies aériennes à
différer leurs investissements, notamment quant à leurs flottes.
De
fait, Boeing et Airbus sont contraints de sacrifier leurs marges pour sécuriser
de nouvelles commandes via des
ristournes commerciales croissantes. Mécaniquement, cet effort est répercuté
sur les fournisseurs, qui sont priés de bien vouloir baisser eux aussi leurs
tarifs, tout en tenant des délais de plus en plus contraints du fait d’une
montée en puissance des cadences en vue de répondre aux exigences de compagnies
aériennes en position de force dans les négociations commerciales.
L’objectif : s’imposer dans le bras
de fer opposant les avionneurs à leurs sous-traitants
Pour autant, ces fournisseurs n’entendent pas subir passivement cette pression accrue, et c’est pour cette raison que la filière connaît un très fort mouvement de consolidation depuis maintenant quelques années. Avec comme point d’orgue cette acquisition à 30 milliards de dollars. Mais il convient également de citer l’acquisition de Zodiac Aerospace par Safran en mars 2017 pour quelques 7,7 milliards de dollars, ou encore celle de B/E Aerospace par Rockwell-Collins en octobre 2016 pour 6,4 milliards de dollars.
Cette
concentration à coups de milliards entend répondre à plusieurs objectifs :
maîtriser une part croissante de la chaine de valeur afin de peser davantage
dans le rapport de force avec les avionneurs, dégager des marges de manœuvre
financières plus importantes grâce aux synergies – notamment pour financer une
innovation à l’importance croissante – et tenter de préserver le pré-carré des
systémiers face aux velléités des avionneurs : la maintenance et les
services aux compagnies aériennes en général.
Face
à des fournisseurs de plus en plus importants et de moins en moins nombreux – le
rachat de Rockwell-Collins devant mettre au monde un géant qui pèsera quelques
68 milliards de dollars de chiffre d’affaires dans l’aéronautique, face à
Airbus et ses 66 milliards d’euros de chiffre d’affaires – les constructeurs
d’avions s’inquiètent ainsi de leur dépendance envers un marché de plus en plus
oligopolistique, et aux barrières à l’entrée très importantes (niveau
technologique, capacités industrielles et poids financier élevés). Il se pourrait
d’ailleurs que les autorités de sauvegarde de la concurrence – notamment
européennes mais aussi américaines et même chinoises – se fassent l’écho de ces
inquiétudes et censurent cette fusion. Même le Pentagone pourrait s’émouvoir des
risques qu’une telle concentration pourrait représenter pour la sécurité du
maintien en condition opérationnelle de ses appareils.
En
outre, un autre avantage que les avionneurs pourraient retirer de la
réintégration de certaines activités critiques serait de diminuer leur
exposition médiatique et les risques d’atteinte à leur réputation du fait des errements
de leurs fournisseurs. Évoquées supra,
les difficultés qu’Airbus connaît face à ses clients du fait des retards de son
motoriste Pratt & Whitney illustrent particulièrement bien cette
dépendance.
L’opportunité : consolider l’aéronautique
militaire ?
Néanmoins, il sera long et difficile
pour les avionneurs de réintégrer la production de ces systèmes critiques, tant
d’un point de vue financier que du fait d’un savoir-faire qu’il faudra
(ré)acquérir, quand bien même Airbus et Boeing jouissent d’un fort attrait chez
les jeunes ingénieurs. Pourrait ainsi en résulter, de la part des compagnies
aériennes clientes, une relative défiance, celles-ci préférant alors continuer
à se tourner vers leurs fournisseurs aux capacités et à la réputation
éprouvées.
Cependant, les avionneurs américain et européen pourraient trouver en leurs
clients militaires des alliés inattendus pour épauler leurs ambitions de
limiter le poids de l’externalisation. On peut en effet s’interroger sur les
effets à long terme de ce repositionnement sur les activités militaires des
constructeurs. En cas de succès, tant Boeing qu’Airbus verraient leurs poids et
leurs compétences renforcés, au profit de leurs programmes militaires. Dès
lors, les gouvernements respectifs pourraient appuyer ce mouvement, trouvant un
intérêt certain en la réintégration de certaines productions critiques dans le
giron de leurs avionneurs.
À
titre d’exemple, les déboires de l’a400M dus aux malfaçons de la boîte de
vitesse du TP400, fournie par Avio Aero (propriété du groupe General Electric)
et qui pèsent sur sa disponibilité opérationnelle – de même que sur les comptes
d’Airbus – font cas d’école. À l’heure
où les industriels s’efforcent de résoudre ces problèmes techniques, l’on peut
se demander si la réintégration de la production de pièces critiques
comparables à cette boîte de vitesse ne serait pas susceptible d’accélérer et
de faciliter la résolution de ce type d’incidents. Voire les prévenir. En
théorie, limiter le recours à la sous-traitance pourrait permettre de supprimer
l’inertie inhérente à la multiplicité des acteurs, et assurer un contrôle
qualité plus étroit et homogène. De même, en permettant une responsabilité sans
équivoque, celle-ci se diluant de facto
en fonction du nombre d’acteurs, la fabrication en interne aurait pour double
avantage :
-
De rendre plus équitable les critiques des
clients militaires en cas de problème, les maîtres d’œuvre aéronautiques ayant
dès lors le contrôle réel et effectif de leurs lignes de production, et donc la
responsabilité incontestable quant aux erreurs éventuellement commises en
interne (ce qui n’est pas le cas d’un fournisseur dont le poids, parfois somme
toute relatif sur un programme, ne lui permet pas d’assumer seul l’intégralité
des conséquences financières et réputationnelles d’un retard de livraison ou
d’une malfaçon).
-
D’accroître la sécurité d’approvisionnement,
notamment au regard des aléas politiques, en relocalisant certaines productions
sur le territoire national et en accroissant la transparence de la chaine de
valeur qui peut parfois compter plusieurs centaines de fournisseurs. Le scandale provoqué par l’intégration de puces
électroniques de contrefaçon d’origine chinoise dans des systèmes militaires
américains reste, à ce titre, une illustration marquante.
Néanmoins, il convient de se garder de verser dans l’excès
inverse, et de ne pas exacerber davantage des oligopoles dont une trop grande
puissance pourrait pousser à des effets délétères : concurrence phagocytée,
innovation étouffée… De même qu’il ne s’agit pas de revenir à une logique
d’arsenaux militaires, complètement coupés de toute réalité économique et
inefficients.
Toute
la subtilité de l’exercice réside donc dans le maintien d’un fragile équilibre
entre sous-traitants et maîtres d’œuvre. Un équilibre que la puissance
publique, au bénéfice de son indépendance stratégique, se doit de protéger.
Enfin,
cette même puissance publique serait bien inspirée de prendre note de cette
charge des maîtres d’œuvre à l’encontre de l’externalisation, dont les
bénéfices semblent aujourd’hui moins vérifiés, alors même que le partenariat
public-privé est vu comme le moyen privilégié de « lisser » les
investissements dans un contexte budgétaire tendu.
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