« Le plus fort entre l’ours et l’éléphant, ça reste l’hippopotame »




 By FOX 52 - Own workSpecification sourcing - USS Gerald R Ford Liaoning Aircraft Carrier Kuznetsov Class Aircraft CarrierHMS Queen-Elizabeth INS Vikramaditya INS Vikramaditya to join Navy on 16th November Charles-de-Gaulle-R91 São PauloUSS America Cavour (550) Juan Carlos I (L61) HTMS Chakri Naruebet, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=27360785





L’idée du présent billet d’humeur (doux euphémisme…) a germé au détour d’un échange sur le réseau social de l’oiseau bleu, qui m’a rappelé un débat ancestral, fondamental et structurant de l’analyse capacitaire militaire.

« Qui qui c’est le plus fort de tous les tanks/avions/bateaux[1] ? ».

Vous aurez reconnu ce délicieux dialogue de sourds, gonflé de mauvaise foi et mâtiné de chauvinisme que l’on retrouve à longueur de journées dans les commentaires d’articles, les forums et autres timelines. C’est donc investi d’une mission sacrée – vous permettre d’échapper à un engrenage stérile et hautement chronophage – que je vous propose quelques petites pistes de réflexion pour mieux repousser les assauts de ces piliers de café du commerce.

Le postulat de départ de « l’expert militaire » internautique, qu’il soit conscient ou non de sa condition de troll, est simple : il est possible, en des termes absolus et péremptoires, de classer des équipements militaires (voire des armées entières !) jugés similaires en fonction de critères de performance arbitraires. Cette matrice est alors alimentée d’une masse de données directement reprises de Wikipédia, sans considération quant à leur fiabilité (car chacun sait que Wikipédia est infaillible). Lorsqu’elles ne sont pas tout simplement inventées, bien entendu.

Résulte de cette démarche rigoureusement scientifique un résultat sans appel, une vérité incontestable qui a, fort opportunément, l’heur d’abonder dans le sens de son auteur dont la nationalité n’a, bien évidemment, aucune incidence.

On notera que cette démarche putassière et simpliste dépasse largement le cadre de l’individu isolé, pour contaminer jusqu’au monde politique. Il n’est ainsi pas rare qu’un responsable politique s’enorgueillisse de disposer du « meilleur avion du monde™ ». D’autres, se posant  en « analystes respectables » n’hésitent pas à faire de cette négation de la pensée leur fonds de commerce (coucou Global Fire Power !).

Pire encore, le fait que l’expression « 5ème génération » (ou « 5th Gen » pour les experts, les vrais) ait pu quitter les powerpoints marketing de Lockheed Martin pour s’imposer et s’ancrer durablement dans les débats et réflexions capacitaires, jusqu’aux plus hauts niveaux[2], témoigne douloureusement de cette victoire du coup de com’ sur la raison. Ce triomphe du prêt-à-penser dogmatique et partial sur l’analyse pondérée.

La réalité, bien évidemment et fort heureusement (quoi que…), se montre plus complexe. Comparer deux matériels « similaires » – des chars de combat par exemple – pied et à pied et en occultant tout contexte est dénué de sens. Car, justement, ces équipements ne sont que des outils. Et à ce titre, ils répondent à des besoins, à des missions. Qui, souvent, diffèrent subtilement d’un utilisateur à l’autre, d’un concepteur à l’autre. Aussi convient-il, avant toute chose, d’étudier les ambitions politiques d’un pays donné. Ambitions qui se traduisent par une stratégie, qui elle-même donne naissance à un modèle d’armée (du moins en théorie), guidé par des doctrines militaires. Je schématise grossièrement.  Un État interventionniste n’aura ainsi pas les mêmes besoins qu’un État concentré sur la défense de son propre territoire. Et les facteurs sont infinis : de la géographie (« REGARDEZ LA CARTE ! ») aux finances publiques, en passant par l’opinion publique, le contexte sécuritaire (perçu ou réel),  l’économie, l’énergie (« SUIVEZ LES PIPELINES ! ») et bien d’autres encore.

Partant, pour satisfaire un besoin capacitaire donné, un État se doit de pondérer ses choix en fonction de ses impératifs propres. Aussi, se prévaloir des résultats d’une campagne de tests menée par un État client dans le cadre d’un appel d’offres pour conforter la supériorité objective du vainqueur est vain : cette analyse est, par définition, subjective.

Autre écueil : nier les systèmes dans lesquels s’inscrivent deux matériels, c’est fausser le postulat de départ. Exemple : comparer les portées radar d’un F-35 et d’un Typhoon (jouons la neutralité)  pour décréter que tel ou tel appareil triompherait en cas d’engagement un contre un, justifiant sa supériorité supposée. Or, c’est faire fi du fait que ces appareils de combats ne constituent que des vecteurs, des éléments d’un système plus complexe incluant avions-radars, avions-ravitailleurs, qualité du MCO, qualité de l’entraînement, qualité de la préparation et de la conduite des opérations, qualité du renseignement (collecte et analyse), etc. De la même manière, il est malavisé de brandir un bilan comparatif des pertes essuyées par tel ou tel char de combat pour réaliser son petit classement sur YouTube : ce serait supposer que, entre ces différents engagements, toutes choses seraient égales par ailleurs. Or, pour citer l’Abrams, il faut être d’une mauvaise foi à toutes épreuves pour mettre sur le même plan son utilisation par les États-Unis, l’Arabie saoudite ou l’Irak, dans des conflits aux caractéristiques propres.

Pire encore, se focaliser sur les performances intrinsèques prêtées à un matériel pour en justifier l’acquisition, malgré un coût prohibitif (citons le F-35, au hasard), a notamment pour conséquence délétère de mettre en péril l’équilibre de ce modèle d’armée. Car pour financer les dépassements de budget, se sont les autres capacités qui se voient alors réduites à peau de chagrin. Or, l’on peut s’interroger de l’utilité de disposer d’un avion de combat – quand bien même serait-il « 5th Gen » – si celui-ci se voit privé de tout soutien (radar, ravitaillement, MCO efficiente, renseignements, etc). Un peu comme se payer à crédit le dernier bolide à la mode sans s’inquiéter de l’assurance ou du prix à la pompe.

Et c’est là que réside le problème, à mon sens. Ces analyses de comptoir pourraient prêter à sourire (et à qui n’est-il jamais arrivé de verser dans ce travers ?), mais, à mesure qu’elles gagnent du terrain dans l’opinion publique, ne risquent-elles pas de peser sur le politique, au détriment de la réalité des besoins ?

En d’autres termes : la quête d’un prestige fantasmé pourrait-elle pendre le pas sur la définition rationnelle des besoins ?

Voilà qui serait fort inopportun.  

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