Sans valeurs, la puissance n’est rien... et vice-versa
Raymond Aron is not amused (auteur inconnu).
L’actualité
récente, et la lecture de certains commentaires qu’elle suscite, me pousse à prendre la plume pour
approfondir un sujet que j’ai déjà effleuré et qui me tient à cœur : celui
des valeurs dans les relations internationales. J’y vois en effet un
enjeu majeur, souvent sacrifié sur l’autel d’un « pragmatisme »
d’esbroufe.
Je
ne traiterai pas de la morale individuelle, hautement subjective par nature,
mais du corpus idéologique – philosophique, religieux, politique… – qui cimente
une société, par la transcendance du consensus, et guide l’action des États. En
effet, l’opposition brandie par certains entre « valeurs » et
« réalisme » me laisse des plus perplexes. Comme si reconnaître et
prendre en compte l’existence de certains impératifs moraux faisait de celui qui
s’y risque un naïf se complaisant dans un angélisme coupable. (J’invite au
passage ceux qui envisageraient déjà de me faire un procès en
« bisounourserie » à attendre de finir ces quelques lignes avant
d’aller chercher du bois pour mon auto da
fé).
À
titre personnel, je m’insurge contre une telle posture, qui se veut pragmatique
(précisons au passage que « pragmatisme » et « réalisme »
ne sont pas des synonymes). Je me définis comme réaliste. C’est à dire que je
vois les relations internationales par le prisme de la quête de puissance des
acteurs internationaux (principalement les États, mais pas seulement) au
service de leurs intérêts propres.
Pour
autant, je refuse de voir dans les États des « monstres froids » et
calculateurs (pour paraphraser Nietzsche), évoluant hors de tout affect,
produits et hérauts d’une rationalité pure et parfaite. Composés d’individus de
chair et de sang, gouvernements, administrations, chancelleries et autres
états-majors restent, à mon sens, soumis à une part de passion et d’idéaux (enfin,
jusqu’à la singularité technologique et au soulèvement des machines).
À ce
titre, les valeurs pèsent bel et bien sur le concert des nations. Et, loin
d’être un boulet, une contrainte à l’action de l’État, elles constituent a contrario une force, un atout au service de politiques
qui peuvent même, ô surprise, être rationnelles. C'est du moins ma position.
On
notera d’ailleurs que, d’un point de vue étymologique, « valeur »
trouve son origine dans le latin « valor »,
lui-même issu de « valere » :
« être fort, puissant, vigoureux ». Si le poids des mots peut sembler
relever de l’anecdote, il convient à mon sens de ne pas oublier trop vite
qu’une langue, en plus de structurer un discours, irrigue les cultures et
contribue à forger les pensées à travers les concepts qu’elle porte.
Tout
d’abord, les valeurs, en ce qu’elles constituent un socle idéologique,
offrent un cadre à la politique d’un État. Un cadre peut-être plus pérenne,
résilient que les régimes eux-mêmes et les majorités parlementaires, car
puisant sa force, sa substance de la culture même des peuples. Ainsi, si la
politique d’un État est bien entendu toujours susceptible de changer au gré des
revirements politiques et de ses intérêts – perçus ou objectifs – ces
variations, sauf bouleversement majeur, s’inscrivent dans les bornes de ces
valeurs fondamentales autour desquelles un peuple peut se réunir, au-delà de
ses différences.
Or,
cette relative prévisibilité est une force. Elle rassure alliés et amis,
dissuade rivaux et ennemis, contribuant ainsi à une relatives stabilité des
rapports internationaux. Il suffit d’observer les contrecoups de l’élection de
Donald Trump à la présidence des États-Unis d’Amérique pour se convaincre que
toute remise en cause des valeurs de son pays, en plus de déstabiliser les
rapports interétatiques, mène à sa marginalisation, son affaiblissement. Du
multilatéralisme au libre-échange, M. Trump a
ainsi rompu avec des valeurs défendues de longue date par ses prédécesseurs,
tous partis confondus, au désavantage de son pays et au bénéfice, en premier lieu, de la Chine.
Les réactions du Japon, de la Corée du Sud ou encore des alliés européens reflètent
quant à elles, douloureusement, leur angoisse face à une Amérique en
porte-à-faux de ses valeurs et de ses intérêts, et donc imprévisible.
Ensuite,
ces valeurs constituent tout autant une condition qu’une composante de la
puissance. Agir en accord avec elles, c’est renforcer la cohérence de son
action, et donc, mécaniquement, faire la démonstration de sa résolution en
crédibilisant son discours. À l’inverse, entretenir une dissonance cognitive,
aux plus hauts niveaux d’un État, c’est prendre le risque de fracturer le tissu
social, et donc saper son autorité, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Pis,
c’est aussi prêter le flanc à quelque puissance rivale qui ne manquera pas de
s’engouffrer dans la brèche pour accentuer ces divisions. Ce qui est un risque
particulièrement prégnant pour une démocratie. La Russie, forte de ses
« fermes à trolls » et de sa maîtrise de la Maskirovka peut en témoigner.
En outre, en tant que produit et finalité du soft power, les valeurs dont une nation
se revendique ne sauraient se voir trahies, sous peine de réduire à néant cette
« puissance douce ». En effet, le soft
power vise l’acculturation des autres nations à sa propre culture afin de
favoriser une convergence idéologique, et donc in fine l’émergence d’une communauté d’intérêts. Or, être en contradiction avec ses propres valeurs n’aide pas une telle entreprise, déjà
complexe.
Partant,
si cultiver l’ambiguïté sur des sujets difficiles (les exportations d’armement
par exemple, ou encore les alliances avec des États ne partageant pas lesdites
valeurs) peut sembler être une stratégie payante à court terme, un gouvernement
doit, à mon sens, se garder de se complaire dans une posture aussi précaire et
délétère. Gouverner, c’est trancher. C'est décider d’une ligne, l’assumer, s’y
tenir et, peut-être le plus important : en expliquer les tenants et
aboutissants. Il est en effet impératif de lever le voile sur ces enjeux
complexes, souvent mal connus du public. Car une décision moralement difficile peut
– et doit – se justifier. À condition de s’astreindre à un nécessaire et sincère
travail de dialogue et de pédagogie.
Certes, le soft power ne saurait se suffire à lui-même, et ne trouve sa force
qu’adossé à un hard power digne de ce
nom. « Speak softly, and carry a big
stick », comme le théorisait avec malice le président Theodore
Roosevelt. À ce titre, l’emploi de la
force, sous certaines conditions, est légitime.
Toutefois, même dans la conduite de la
guerre, un État ne doit pas renier ses valeurs. Et ce, sans même invoquer des
considérations morales, pourtant légitimes. Car le pragmatisme cher à certains, prompts à réclamer la vitrification de telle ou telle région du monde,
commande paradoxalement le respect le plus strict de ces valeurs. Fouler le droit international
du pied, se laisser aller à un usage indiscriminé de la violence, mène en effet
à légitimer l’ennemi, à renforcer sa volonté et à démultiplier ses soutiens.
À l’inverse, si les valeurs revêtent une
grande importance, elles ne sauraient occulter l’analyse rationnelle. Lorsqu’elles
cèdent totalement aux émotions en prenant le pas sur la raison, le désastre n’est jamais
loin. Et il incombe aux gouvernants de ne pas céder aux passions, souvent autant éphémères que brutales, de leur opinion publique. De même est-il contreproductif de se lancer dans une opération militaire
pour flatter ses valeurs, sans effet recherché bien défini ni stratégie
identifiée.
Ces quelques lignes enfoncent certes de
nombreuses portes ouvertes et simplifient ad
nauseam des questions sur lesquelles
des cerveaux brillants s’écharpent depuis bien longtemps. Ainsi n’ont-elles d’autre
prétention que d’inviter certains à prendre un peu de recul avant de se draper dans
les oripeaux d’un réalisme dont ils n’entravent bien souvent goutte.
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