Space Force : le bras armé du New Space ?
Un patch qui, bien qu'ancien, ne va pas manquer de fleurir sur les uniformes outre-Atlantique.
Le
18 juin 2018, le président des États-Unis d’Amérique, Donald Trump, annonçait
sa volonté de faire de l’espace une nouvelle branche à part entière des forces armées américaines. D’un point de vue organisationnel, cela supposerait
d’amputer l’US Air Force de ses prérogatives spatiales, car ce sont en effet
les forces aériennes américaines qui sont le bras armé du Pentagone hors de
notre atmosphère. Une perspective qui est loin de faire l’unanimité, que ce soit dans les états-majors ou au Congrès, ce qui laisse penser que la
création de cette sixième branche des forces armées américaines (on oublie trop
souvent l’US Coast Guard) n’est pas pour demain. Aussi nous a-t-il
semblé opportun de prendre un peu de recul et de ne pas réagir à chaud à ce
nouveau développement.
Pour
autant, il convient de rappeler que, initialement, l’idée d’une Space Force ne
vient pas de la Maison Blanche. Depuis quelques temps déjà, le débat fait rage
au Pentagone, de même qu’à la Chambre des représentants, le Président
Trump reprenant la proposition à son compte en mars dernier lors d’une visite à la base militaire de Miramar.
Si
la réalité d’une telle Space Force doit encore, à cette heure, faire l’objet de
moult réserves, et que son concept reste des plus nébuleux, elle pose néanmoins
de nombreuses questions. Et s’il est bien évidemment présomptueux de prétendre
pouvoir y répondre à toutes, il demeure intéressant de les soulever. Quitte à
verser dans la prospective. Voire dans la science-fiction.
Tout
d’abord, la légalité de l’annonce présidentielle a soulevé quelques
interrogations, certains voyant en celle-ci les prémisses d’une militarisation
de l’espace qui contreviendrait aux traités internationaux relatifs à l’espace
extra-atmosphérique.
Plusieurs
textes fondateurs doivent ainsi être rappelés : le Traité sur les principes régissant les activités des États en matière
d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la
Lune et les autres corps célestes, entré en vigueur le 10 octobre 1967 ;
et l’Accord régissant les activités des
États sur la Lune et les autres corps célestes, entré en vigueur le 11
juillet 1984. Il convient également de citer la Déclaration des principes juridiques régissant les activités des États
en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique,
adoptée le 13 décembre 1963 par l’Organisation des Nations Unies.
L’article
IV du traité de 1967 dispose ainsi que :
« Les États parties au Traité
s’engagent à ne mettre sur orbite autour de la Terre aucun objet porteur d’armes nucléaires ou de tout autre type d’armes de destruction massive, à ne pas installer
de telles armes sur des corps célestes
et à ne pas placer de telles armes, de toute autre manière, dans l’espace extra-atmosphérique.
Tous les États parties au Traité utiliseront la Lune et les autres corps célestes exclusivement
à des fins pacifiques. Sont interdits sur les corps célestes l’aménagement
de bases et installations militaires
et de fortifications, les essais d’armes
de tous types et l’exécution de manoeuvres
militaires. N’est pas interdite l’utilisation
de personnel militaire à des fins de recherche scientifique ou à toute autre fin
pacifique. N’est pas interdite non plus l’utilisation de tout équipement ou
installation nécessaire à l’exploration pacifique de la Lune et des autres
corps célestes. »
Partant,
si le déploiement d’armes de destruction massive en orbite terrestre et de
forces militaires sur les corps célestes est prohibé selon les termes du
présent traité, cela ne signifie pas que tout usage militaire de l’espace est
banni, loin de là, même.
En
effet, la mise en orbite d’équipements militaires conventionnels reste
possible, est c’est d’ailleurs le quotidien des forces armées modernes, qui
reposent pour une large part sur l’espace pour mener leurs opérations : de
la télécommunication satellitaire aux liaisons de données par satellites
nécessaires à l’utilisation de drones, en passant par le renseignement (image
ou électromagnétique notamment), la dissuasion (détection de départs de tirs de
missiles balistiques par satellites ; transit via l’espace exo-atmosphérique des missiles balistiques
intercontinentaux), le guidage par satellites des troupes ou munitions de
précision, ou encore les capacités antisatellites revendiquées par les
États-Unis, la Russie et la Chine, l’espace – hors corps célestes – est d’ores
et déjà un théâtre d’opérations militaires. Mais l’on n’apprendra rien à nos lecteurs,
étant pour la plupart déjà au fait de cette réalité.
Pour
l’anecdote, on rappellera tout de même que les Soviétiques, dans le cadre du
projet Almaz, ont déployé dans les années 1970 trois stations orbitales
habitées (Salyut 2, 3 et 5) consacrées à des missions de renseignement et
armées de canons de 23mm pour leur autoprotection. Un besoin d’autoprotection
qui pourrait d’ailleurs revenir en force, alors que des généraux français observent (et alertent) depuis quelques années déjà que des « objets » d’origine inconnue approchent nos satellites, sans
doute pour les observer voire les « écouter », ce qui « pose de
graves questions en termes de sécurité ».
Un
exemple, parmi tant d’autres, qui illustre à quel point l’espace constitue à ce
jour un enjeu central pour les armées modernes. Or, c’est dans ce contexte que s’inscrit
la déclaration du président Trump en vue de la création d’une Space
Force : il s’agit avant tout d’une prise de position symbolique,
politique, afin de faire pièce aux principaux rivaux des États-Unis en la
matières : Russes, Chinois, mais aussi Européens (qui lancent leur propre
système de géolocalisation par satellites, Galileo). En ce sens, limitée à une
stricte réorganisation administrative, la mise en place d’une Space Force ne
bouleverserait en rien l’usage de l’espace à des fins militaires tel qu’on le
conçoit à ce jour.
La
sortie (exo-atmosphérique) du président Trump, s’inscrit toutefois dans un
autre contexte, d’ordre économique : le New Space. En effet, les récents
progrès technologiques portés par les acteurs de la nouvelle économie spatiale
contribuent à abaisser substantiellement la barrière de la « nouvelle
frontière », rendant l’espace de plus en plus accessible. On citera bien
évidemment SpaceX du milliardaire Elon Musk, mais également Blue Origin de son
rival Jeff Bezos, qui ambitionnent de révolutionner la mise en orbite et le
voyage spatial, notamment via des
lanceurs réutilisables, bousculant au passage les acteurs traditionnels de
l’industrie spatiale. Mais ces deux poids lourds ne sauraient occulter les
autres entreprises du vigoureux écosystème du New Space, qui, grâce aux progrès
de la technologie et la miniaturisation induite, proposent aujourd’hui des
solutions de microsatellites qui intéressent jusqu’aux états-majors, séduits
par la perspective d’essaims de satellites de tailles plus modestes, lançables
quasiment à la demande, de même que de nouveaux concepts qui ne demandent qu’à
être explorés. L’on citera, à titre
d’exemple, les recherches menées par Dassault Aviation pour équiper Rafaleet Falcon de micro-lanceurs. De même, la lutte contre les débris orbitaux
qui polluent notre voisinage immédiat, menaçant satellites et bases orbitales
est un autre problème de taille dont un nombre croissant d’acteurs se
saisissent (ce qui pourrait, paradoxalement, contribuer à faire de l’espace un
champ de bataille nettement plus « actif », en neutralisant une
menace qui pousse les États à faire montre de retenue dans l’usage de leurs
capacités antisatellites).
Or, s’il
est encore aujourd’hui très prématuré d’imaginer l’exploitation économique des
corps célestes – y compris de notre plus proche voisine, la Lune – malgré les
progrès technologiques indéniables qui facilitent l’accès à l’espace, ces
ressources commencent d’ores et déjà à aiguiser les appétits de certains États,
qui entendent bien se placer sur le créneau, dans l’espoir que ce potentiel se
concrétise un jour.
Tel
est ainsi le cas des États-Unis, mais aussi, et peut-être plus étonnant, du…
Luxembourg. Outre-Atlantique, ces ambitions spatiales se sont juridiquement
matérialisées avec le SPACE Act de 2015 (Spurring
Private Aerospace Competitiveness and Eutrepreneurship Act), qui autorise
les ressortissants des États-Unis à exploiter les « ressources
spatiales », dont notamment l’eau et les minéraux. Tout en prenant soin
d’exclure les ressources biologiques éventuelles (l’exemple de l’USCSS Nostromo
a semble-t-il fait jurisprudence), et de se garder de revendiquer les corps
célestes concernés comme relevant de la souveraineté des États-Unis. Le
Grand-Duché, pour sa part, a adopté une loi similaire en août 2017, avec l’ambition
d’être le premier État-membre de l’Union européenne à proposer un cadre
réglementaire et juridique taillé sur-mesure pour les besoins du New Space,
cultivant ainsi l’ambition d’attirer les acteurs de cette économie qui pourrait
représenter quelque 2,7 trillions de dollars d’ici 30 ans, selon Bank of America Merril Lynch, contre « seulement » 350 milliards de
dollars à cette heure.
L’intérêt
économique pour l’espace est donc réel, et pousse dès à présent les États à
investir le terrain règlementaire dans l’espoir de garder (ou gagner)
l’avantage sur leurs rivaux. Or, d’aucuns pourraient arguer que ces textes
législatifs constituent un coup de canif machette au droit international spatial.
Le
SPACE Act de 2015 dispose ainsi :
« § 51303. Asteroid resource and
space resource rights
‘‘A United States citizen engaged in commercial recovery of an
asteroid resource or a space resource under this chapter shall be entitled to
any asteroid resource or space resource obtained, including to possess, own, transport, use, and sell the asteroid
resource or space resource obtained in accordance with applicable law,
including the international obligations of the United States.’’. »
Ajoutant :
SEC. 403. DISCLAIMER OF
EXTRATERRITORIAL SOVEREIGNTY.
« It is the sense of
Congress that by the enactment of this Act, the United States does not thereby assert sovereignty or sovereign or
exclusive rights or jurisdiction over, or the ownership of, any celestial body. »
Or,
dans son article premier, le Traité de 1967 prend grand soin de préciser :
« Article premier
L’exploration et l’utilisation
de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune
et les autres corps célestes,
doivent se faire pour le bien et dans l’intérêt de tous les
pays, quel que soit le stade de
leur développement économique ou scientifique; elles
sont l’apanage de l’humanité
tout entière.
L’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les
autres corps célestes,
peut être exploré et utilisé librement par tous les États
sans aucune discrimination,
dans des conditions d’égalité et conformément au droit
international, toutes les
régions des corps célestes
devant être librement accessibles. »
Et
d’ajouter, dans son article VI :
« Les États parties au Traité ont la responsabilité
internationale des activités
nationales dans l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les
autres corps
célestes, qu’elles soient entreprises par des organismes gouvernementaux
ou par des
entités non gouvernementales, et de veiller à ce que les activités nationales soient
poursuivies conformément aux dispositions énoncées dans le présent
Traité. Les
activités des entités non gouvernementales dans l’espace
extra-atmosphérique, y
compris la Lune et les autres corps célestes, doivent faire l’objet
d’une autorisation et
d’une surveillance continue de la part de l’État approprié partie au
Traité. En cas
d’activités poursuivies par une organisation internationale dans
l’espace extraatmosphérique,
y compris la Lune et les autres corps célestes, la responsabilité du
respect des dispositions du présent Traité incombera à cette
organisation
internationale et aux États parties au Traité qui font partie de
ladite organisation. »
L’Accord régissant les activités des États sur
la Lune et les autres corps célestes fait lui aussi, dans son article 4,
référence à l’exploitation de la Lune et des autres corps célestes du système
solaire comme « l’apanage de l’humanité tout entière ».
Par
conséquent, la contradiction entre le SPACE Act et le droit international de
l’espace, en matière d’exploitation économique des ressources spatiales, est évidente.
En admettant la possession et la détention à des fins commerciales desdites
ressources spatiales par des citoyens américains, les États-Unis, s’ils ne
« revendiquent » pas les corps célestes concernés au sens de leur
souveraineté nationale, portent néanmoins un coup sérieux aux traités et
accords auxquels ils sont parties. En effet, la mainmise d’acteurs, même
privés, sur les ressources économiques de l’espace semble peu compatible avec l’idée de « bien commun de
l’humanité » qui sous-tend le droit international de l’espace. De même, il
est difficile d’imaginer que cette exploitation puisse « se faire pour le
bien et dans l’intérêt de tous les pays, quel que soit le stade de leur
développement économique ou scientifique », si celle-ci fait l’objet d’un
oligopole de fait de la part des sociétés des États technologiquement les plus
avancés, États-Unis en tête.
Or,
il convient de souligner que cette loi a été promulguée en 2015, par le
président Obama donc, qui n’avait pourtant pas la même défiance face au
multilatéralisme, aux institutions internationales et au droit international
que son successeur. Ce regain d’intérêt pour le spatial, au mépris du droit
international, n’est ainsi en rien une conséquence du « trumpisme »,
mais plutôt l’expression, voire l’exacerbation des espoirs suscités par les
récents progrès technologiques de l’industrie spatiale, qui laisse entrevoir,
dans un futur plus ou moins lointain (plutôt plus que moins, à mon sens)
l’exploitation économique de notre environnement spatial.
En
filigrane, pointe la principale faiblesse du cadre normatif international
contemporain : son ancrage dans la guerre froide. En effet, le droit
international de l’espace, hérité des années 1960, est le pur produit de la
course à l’espace, et des craintes nourries à l’époque par les deux blocs de se
faire distancer par le grand rival. À cela, il convient d’ajouter que
l’exploitation économique des corps célestes, considérant l’état de l’art
d’alors, tenait plus de l’utopie et de la science-fiction que de la prospective
et de la réalité tangible. Il n’était ainsi guère difficile de se plier à des
contraintes juridiques qui n’avaient aucune conséquence dans les faits :
l’obstacle était alors technique avant tout. Or, le New Space est venu remettre
en question ce contexte en l’espace de quelques années à peine, en repoussant
les limites du possible (du moins quant à sa perception).
Et
cette première entorse au droit international de l’espace, motivée par des
considérations économiques, risque fortement d’en entraîner d’autres. En
premier lieu en matière de militarisation de l’espace. On en revient à la Space
Force. En effet, peut-on imaginer que, si nous disposions de mines sur les
autres corps célestes de notre système solaire, par exemple, les enjeux de
sécurité resteraient contenus à notre propre atmosphère ? Terrorisme, protection
de zones économiques et d’intérêts plus ou moins vitaux, défense des
ressortissants « expatriés » dans ces infrastructures exo-atmosphériques,
lutte contre la piraterie et la contrebande, rivalités politico-économiques
entre États… Autant de risques et de menaces qui existent déjà sur notre
planète, et qui ne manqueraient pas de se voir transposés au-delà de son
atmosphère. Exigeant, par conséquent, la mise en place de capacités militaires
dans l’espace et sur la surface des corps célestes. Marquant, par la même, la
fin de l’ambition pacifiste portée par le cadre normatif contemporain.
Partant,
plutôt que de nous accrocher à ce système normatif qui, bien que louable et
vertueux dans sa philosophie, ne répond plus aux enjeux de demain (et surtout
d’après-demain), ne serait-il pas plus judicieux de réfléchir dès à présent à
un nouveau droit international de l’espace ? Anticiper pour mieux encadrer
une militarisation de l’espace qui semble, à terme, inéluctable ne serait-il
pas plus opportun et efficace pour éviter les futurs abus ?
Si
la Space Force de Donald Trump peut avoir un intérêt, il est là : nous
forcer à nous interroger, à nous questionner, afin de faire en sorte que le New
Space ne devienne pas le Bad Space.
Et
puis, entre nous, disposer de moyens prépositionnés pour contrer une éventuelle
invasion extraterrestre serait plutôt une bonne chose. Mais je m’égare.
Commentaires
Enregistrer un commentaire