Remplacement du FR-F2 : un recul étonnamment faible pour du calibre 7,62x51
(Pardon.)
Depuis
quelques mois maintenant, le manufacturier d’armes français Verney-Carron s’est lancé dans une campagne médiatique portant sur le remplacement du fusil de précision FR-F2
aujourd’hui en dotation dans l’armée de Terre. De BFM
TV aux Échos
et France
2, en passant par Russia Today (vous m’excuserez de ne pas
mettre de lien), les médias ont relayé, souvent sans recul aucun, l’ire du
« petit Poucet » français injustement écarté par une Direction
générale de l’armement insensible aux sirènes du patriotisme économique, alors
qu’il n’y a encore pas si longtemps un ministre français du « redressement
productif » posait en Une du Parisien
en marinière pour défendre le savoir-faire hexagonal (encore navré pour ce
montage). Ce faisant, une polémique naquît, non sans rappeler une précédente
tempête politico-médiatique, instrumentalisée à l’envi, quant au remplacement
de l’emblématique FAMAS par le HK 416F venu d’outre-Rhin.
Or,
si un minimum d’empathie permet aisément de se mettre à la place de la PME
stéphanoise et de comprendre les raisons de sa colère, il convient néanmoins de
prendre un peu de recul, et de hauteur, pour tenter de saisir les enjeux
d’arbitrages éminemment complexes. Ce qui suppose d’aller un peu plus loin que
la situation un brin simpliste dépeinte ces dernières semaines dans les médias
dits « généralistes » (voire les organes d’influence dans le cas de RT).
Dans
un premier temps, rappelons qu’il s’agit d’un appel public à la concurrence
publié par la DGA le 18 août 2018, et dont la date limite de réponse était le 5
octobre 2018. Il porte sur : 2 600 Fusils de Précision
Semi-Automatique de calibre 7,62 mm, 1 800 lunettes de visée à intensification
de lumière, 1 000 dispositifs d’imagerie thermique, et 6,3 millions de
munitions de 7,62 x 51 mm. On notera ainsi les volumes relativement réduits sur
lesquels portent ce marché public, que l’on se gardera donc bien de qualifier
de structurant (mais nous reviendrons sur ce point plus tard).
La
stipulation litigieuse en l’espèce, aux yeux de Verney-Carron tout du moins,
porte sur l’exigence que les soumissionnaires affichent un « chiffre
d’affaires annuel du dernier exercice connu ou en moyenne sur les trois
derniers exercices (…) égal ou supérieur à 50 millions d’euros ». Verney-Carron
réalisant un CA de l’ordre de 13,5 millions d’euros, la PME française se
voyait, en théorie, exclue d’un tel marché. Ce qui a suscité, de la part du PDG
de Verney-Carron, de nombreux commentaires,
abondamment repris dans les médias. Monsieur Guillaume Verney-Carron
semble ainsi deviner, derrière cette exigence, la main du lobby des « gros fabricants européens », même s’il admet
toutefois le besoin pour la DGA « de s’adresser à des entreprises qui ont des
reins solides ».
Si
le lobbying est bien évidemment une
réalité qu’il serait idiot de nier, celui-ci n’est néanmoins pas l’apanage des
grands groupes, comme le note opportunément Opex360.
Ainsi,
la bataille médiatique menée de main de maître par la PME tricolore s’inscrit
elle-aussi dans une forme de lobbying,
s’appuyant sur le
mouvement aujourd’hui très populaire du Made
in France. S’il y a une évidente disproportion de moyens entre
Verney-Carron d’une part et les HK, FN Herstal ou encore Beretta d’autre part,
on notera que, aux yeux de l’opinion publique, notre underdog jouit d’un capital sympathie, et donc politique, éminemment
supérieur à celui de ses « gros » concurrents étrangers.
Ensuite,
il convient néanmoins de relativiser, à mon sens, l’importance du lobbying en l’espèce : les garanties financières demandées par la DGA n’ont rien
d’arbitraires, et tiennent encore moins d’une manœuvre visant délibérément à
écarter cette PME du marché. Il s’agit d’une exigence classique, destinée à réduire la part de risque
inhérente à de telles opérations. Si
même les « grands » fabricants d’armes ne sont pas à l’abri de faux
pas, rappelons que le FR-F2 est entré en service en 1986. Il est ainsi
nécessaire de s’inquiéter de la pérennité du candidat retenu, destiné à assurer
le « SAV » d’un matériel qui a vocation à être utilisé pendant des
décennies sur des théâtres exigeants.
Néanmoins,
malgré ce seuil des 50 millions d’euros, Verney-Carron a finalement pu candidater, en s’associant, comme permis par
une autre stipulation de ce marché, à deux partenaires… étrangers : Nammo
et Hensoldt, qui proposeront dans ce cadre, respectivement, munitions et
optiques (cette dernière composante représentant de l’ordre de 40% du contrat). Un
partenariat qui réduit quelque peu la portée de l’argument Made in France avancé par et dans les
médias. Un patriotisme économique d’autant plus difficile à justifier lorsque
l’on s’intéresse au fusil proposé par Verney-Carron : le VCD-10, un dérivé
de… l’Armalite AR10 américain. La notion de Made
in France, comme bien souvent, mériterait ainsi d’être définie, précisée,
explicitée.
L’idée
n’est ici pas de jeter l’opprobre sur l’offre de Verney-Carron, qui est bien
évidemment légitime à défendre son « bout de gras », mais simplement
de souligner un fait pas forcément connu de ceux qui se répandent gaiement sur
les réseaux sociaux pour fustiger la DGA et l’Union européenne (cf. l’article
de RT), coupables à leurs yeux de
sacrifier délibérément l’industrie française. Au final, rappelons que le choix
du fournisseur se fera sur des critères objectifs (prix, performances, etc.) et selon les dispositions du droit
des marchés publics. À ce titre, la participation de Verney-Carron à cet appel
public à la concurrence est selon moi une bonne chose : son offre sera
ainsi jugée à l’aune des ses qualités propres, tranchant définitivement ce
débat précis.
Mais,
comme annoncé en préambule, je vous propose de prendre un peu de recul, avec
une question éminemment compliquée : pourquoi la relance de la filière
tricolore armes et munitions légères n’est-elle aujourd’hui pas la priorité des
autorités ?
Le
retrait quasi-total de la France du marché des armes et munitions légères (si
on excepte certains marchés de niche, comme celui occupé par PGM par exemple)
est le résultat d’un processus long et complexe, que je n’ai nullement la
prétention de résumer de manière satisfaisante. Néanmoins, il convient de
pointer un déficit de compétitivité avéré de la filière française, dont le
FAMAS est le dernier héraut. En effet, du fait notamment de son prix élevé,
pénalisant à l’exportation face à de nombreux concurrents et sur un marché
particulièrement contraint à compter des années 1990 (réduction des forces du
fait des fameux « dividendes de la paix), le fusil Français a vu sa
production cesser purement et simplement en 1992. En conséquence, son maintien
en condition opérationnelle s’en est trouvé particulièrement coûteux, le
général Bosser soulignant ainsi en 2016 que le prix de trois percuteurs du
fusil français (380 euros pièce) permettait d’acheter un HK 416 neuf. La
situation actuelle n’a donc rien d’une surprise, et si l’on peut la déplorer, vœux
pieux et déclarations d’intention ne sauraient suffire à occulter les faits.
Se
pose alors la question d’une éventuelle relance de la filière française des
armes et munitions de petits calibres. Si de l’avis même du général Bosser, il
était malvenu de faire du remplacement du FAMAS une « question de
souveraineté » (un avis avec lequel l’auteur de ces lignes est en
phase), nous allons tenter de démontrer pourquoi une telle entreprise ne serait
pas avisée.
Tout
d’abord, au risque d’enfoncer quelques portes ouvertes, relancer une filière
industrielle a un coût non négligeable. Réacquérir des savoir-faire et une base
industrielle délaissés depuis des décennies est une gageure dont il faut
bien avoir conscience. L’exemple de la relance d’une production nationale de
munitions de petits calibres est ainsi criant : annoncé en 2016, le projet
« Provinces de France » devait représenter un investissement d’une
centaine de millions d’euros, associant grands groupes et PME. Or,
il ne semble aujourd’hui plus figurer parmi les priorités du ministère des Armées.
Or,
gageons que pour relancer une capacité nationale de production d’armes légères,
les investissements nécessaires se monteraient à des niveaux nettement plus
élevés. Alors même que les entreprises françaises devraient affronter à
l’export des concurrents, européens ou non, à la force de frappe sans commune
mesure. Pour rappel, le chiffre d’affaires de H&K tourne autour de 200
millions d’euros, celui de Beretta excède les 660 millions d’euros et celui du
groupe Herstal avoisine les 800 millions d’euros (dont 62% pour la défense et la sécurité). Une puissance financière qui
se traduit par des capacités de R&D ou encore de production qu’il sera
difficile de concurrencer ex nihilo, et
qui irrigue une supply chain qu’il
sera difficile de reconstituer en France. A
fortiori dans le cas d’espèce du remplacement des FR-F2 : avec 2 600
unités prévues, nous sommes très loin d’un marché structurant permettant la
relance pérenne d’une filière nationale autonome et souveraine. D’ailleurs
Verney-Carron ne s’y trompe pas, proposant un design américain.
En effet,
les volumes représentés par le marché national des armes légères (et pas que
celui-ci d’ailleurs) sont bien plus faibles que par le passé, laissant guère de doutes quant à
la viabilité économique d’une filière adossée aux seules commandes nationales. La
professionnalisation des armées est en effet passée par là, et les besoins ne
sont ainsi plus les mêmes : de l’ordre de 350 000 FAMAS ont ainsi été produits
pour les forces françaises, contre « seulement » 102 000 HK 416F
commandés par la DGA pour les remplacer. Et pour les quelques-uns qui se
risquent à évoquer la glorieuse époque du Lebel, quand nos soldats étaient
équipés d’un fusil « bien de chez nous », ils noteront que celui-ci a été produit à plus
de 3 millions d’exemplaires. Les ordres de grandeur ne sont tout simplement
plus les mêmes.
Il
faut également souligner que, aujourd’hui et davantage demain, la valeur
ajoutée de l’armement individuel du combattant relève de moins en moins du
fusil. S’il reste une composante essentielle de l’équipement du soldat, à
l’heure du combat collaboratif et de l’infovalorisation, les enjeux
économiques, industriels et opérationnels se concentrent aujourd’hui sur les
système de communication, d’imagerie thermique, les optiques, etc. Rappelons ainsi que pour le contrat de
remplacement du FR-F2, ces systèmes représenteront environ 40% de sa valeur.
Or, en ces domaines, l’industrie française n’a pas à rougir : Thales,
Safran et bien d’autres entreprises de toutes tailles proposent des solutions
reconnues, compétitives.
Certains
pourraient néanmoins arguer que dans le cadre de la LPM 2019-2025, qui prévoit
une augmentation substantielle des moyens dévolus à la défense (avec en ligne
de mire 2% du PIB en 2025), il serait possible, voire souhaitable, de consacrer
quelques centaines de millions d’euros à la relance de cette filière. Ce serait
néanmoins méconnaître les urgences opérationnelles et industrielles qui se
dressent devant nous, après des décennies de contraintes budgétaires :
spatial, dissuasion, équipements individuels, Système de Combat Aérien Futur,
programme SCORPION, FREMM, Frégates de Taille Intermédiaire, sous-marins de
classe Suffren, soutien à l’innovation, A330 MRTT, montée en puissance du cyber
et du numérique, etc. Les chantiers
et défis sont nombreux, et des pans entiers de nos capacités militaires doivent
aujourd’hui être pensés, modernisés, remplacés, développés. En plus de l’argument
financier, il y a aussi celui des ressources humaines : les hommes et les
femmes du ministère des Armées sont ainsi déjà bien assez occupés par ces
chantiers. À ce titre, et face à des domaines éminemment stratégiques, des choix
s’imposent. Or, les armes légères, de par l’abondance de l’offre européenne,
ne posent pas un problème de souveraineté majeur à la France. Contrairement à
la multitude de domaines que je viens à peine d’effleurer.
Pour
terminer, il me semble opportun de soulever une dernière difficulté relative
aux armes et munitions de petits calibres : leur nature proliférante qui
n’est pas sans poser des problèmes d’ordres politique, sécuritaire, juridique
et, osons l’écrire, moral. Les exemples belges, italiens ou encore allemands (pour
rester dans l’Union européenne) démontrent, s’il était encore nécessaire de le
faire, que contrôler l’utilisation finale d’une arme « légère » est
une tâche bien plus ardue que lorsqu’il s’agit de frégates, d’avions de combat
ou de chars de bataille. Ce, alors même que le contrôle des exportations des
équipements dits lourds est déjà fort complexe. Dans l’hypothèse, pas forcément
acquise on l’a vu, où la France parviendrait à exporter ses armes légères,
comment pourrions-nous garantir qu’elles ne tomberaient pas dans de mauvaises
mains ? Corruption, États faillis, révolutions, instabilités politiques, etc. Les risques de voir des armes
vendues à un État légitime se retrouver éparpillées dans la nature sont
nombreux. Or, les armes
légères se révèlent particulièrement meurtrières, en premier lieu pour les
civils, de par leur coût modique et leur simplicité d’utilisation. Et la France
est elle-même engagée dans la lutte contre la prolifération de ces armes
légères.
À la
lumière de ces différents facteurs, sommairement présentés, il devient plus
aisé de comprendre les réticences qu’il peut y avoir à réinvestir un marché qui
ne relève plus de la souveraineté de l’État français, où il serait non
seulement très difficile d’être compétitif, mais qui de surcroît l’exposerait à
un risque proliférant particulièrement aigu. Cette réalité peut être difficile
à entendre, et en particulier pour les PME qui souhaitent se développer dans ce
secteur, ce qui est tout naturel. Mais si le patriotisme économique a ses
vertus, il ne saurait toutefois menacer le fragile équilibre de la BITD (base
industrielle et technologique de défense).
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