Compte-rendu : « Conserver la supériorité informationnelle et décisionnelle »
La reddition d'Ulm par Charles Thévenin (domaine public) : un tour de force tactico-opératif cité en exemple, plus de deux siècles après et à l'heure de l'IA et du Big Data.
Le
présent billet entend rendre compte des échanges et réflexions ayant émergé de
la table ronde du 23 novembre 2018, organisée dans le cadre du Forum Innovation
Défense (je vous invite au passage à vous rendre sur l’excellent blog Mars Attaque qui consacre plusieurs articles à ce forum). Intitulée
« Conserver la supériorité informationnelle et décisionnelle », cette
table ronde, animée par Monsieur Didier François, journaliste et grand reporter
à Europe 1, réunissait ainsi trois intervenants :
-
Monsieur Olivier Zajec, maître de conférences à
l’université Lyon III, professeur à l’École de Guerre…
-
Monsieur le Général de corps d’armée Grégoire de
Saint-Quentin, sous-chef Opérations de l’état-major des Armées (SC/OPS)…
-
et Monsieur Alexandre Papaemmanuel, directeur
Sécurité et Renseignement Intérieur chez Sopra Steria, maître de conférence à
Sciences-Po…
Un
universitaire, un militaire et un industriel : l’idéal, donc, a priori, pour croiser, voire
confronter, des perspectives différentes et donc complémentaires.
Monsieur
François, rappelant l’accélération quasi-exponentielle de la diffusion de
l’information, et l’inflation proportionnelle des volumes de données, a ainsi posé
l’enjeu auquel le C2 (Command &
Control, ou « Commandement et Conduite » en bon Français) doit
aujourd’hui répondre : garder l’avantage dans la prise de décision.
Qualitativement, quantitativement, temporellement. En d’autres termes :
pouvoir traduire rapidement, efficacement et intelligemment de grands volumes
d’informations en décisions pertinentes. Ce, dans un contexte de fortes mutations
technologiques qui tend à rebattre les cartes : IA (intelligence
artificielle), Big Data, capteurs de
plus en plus nombreux et performants, nivellement technologique sous
l’impulsion du monde civil…
Afin
de remettre le sujet dans son contexte, via
un angle historique, Monsieur Zajec a été le premier à prendre la parole. Dans
un premier temps, il a ainsi souligné les invariants, les continuités qui
irriguent le commandement, hier comme aujourd’hui. Le C2, avant même
l’invention du terme, anglo-saxon, a toujours été prévalent du point de vue de
la stratégie. Le « cycle éternel de la décision » n’a, dans sa nature
même, guère changé depuis l’Antiquité. Il s’agit encore et toujours,
grossièrement, de recueillir et d’analyser l’information afin de permettre une
décision éclairée, efficiente et efficace à la lumière des objectifs
poursuivis. À ce titre, Monsieur Zajec a rappelé à titre d’exemple la bataille
d’Ulm, lors de laquelle Napoléon parvînt à contraindre l’armée autrichienne à
la reddition sans même livrer bataille, grâce à la qualité de sa manœuvre, de
sa déception, conçue grâce aux informations dont ils disposaient.
La
transmission de l’information est un autre invariant majeur sur lequel Monsieur
Zajec a insisté, citant Sun Tzu (« la vitesse est l’essence de la
guerre ») et rappelant que, lors de la Première Guerre mondiale, le rythme
des états-majors n’était pas suffisant pour exploiter les percées sur le
terrain. Et quand bien même l’information remonterait rapidement du terrain, se
pose alors la question de sa traduction en décision, qui n’a rien d’aisée.
Néanmoins,
malgré ces continuités, Monsieur Zajec estime que l’introduction de l’IA et du Big Data dans le commandement militaire
n’a rien de neutre, prédisant un « saut quantique » du fait de l’ampleur
des potentialités portées en leur sein par ces outils. En automatisant les tâches
les plus redondantes, l’IA va permettre de dégager du temps, des ressources
humaines, permettant ce faisant au chef de se concentrer sur son cœur de
métier : décider. Monsieur Zajec a ainsi avancé le concept
d’ « ellipse décisionnelle », rendu possible selon lui par l’IA
et le Big Data, et dont l’enjeu sera
de concilier vitesse de réaction et pertinence de la décision sur le long
terme. Y parvenir reviendrait ainsi à conserver – ou acquérir – l’initiative. (Un
objectif qui est notamment celui du défi C2IA qui est aujourd’hui en cours, organisé
par le commandement pour les opérations interarmées (CPOIA) sur mandat du
SC/OPS et en collaboration avec l’Agence Innovation de la Défense).
L’IA
aura ainsi pour rôle de permettre à l’Homme de dépasser le « déluge de
données », de le dompter, de discriminer, pour ne retenir que l’essentiel
(en le présentant de la manière la plus intuitive et ergonomique possible,
rappelant l’importance, au passage, des interfaces homme-machine).
Toutefois,
malgré cette rupture capacitaire induite par ces nouvelles technologies,
Monsieur Zajec a souligné, dans sa conclusion, qu’il convient de ne point
occulter les invariants, la guerre restant, par nature, la même.
Monsieur
le Général de corps d’armée de Saint-Quentin a ensuite pris la parole, afin de
nous donner son analyse de praticien de la chose, en tant que sous-chef Ops de
l’EMA. Posant les bases, il a rappelé, citation de Clausewitz à l’appui,
l’importance et le poids du « brouillard de la guerre » sur tout
commandant, que ce soit au niveau tactique, mais aussi au niveau stratégique,
en particulier dans un monde actuel aux incertitudes croissantes, et aux crises
complexes. L’ennemi est en effet difficilement compréhensible, identifiable
même. Les théâtres sont nombreux, à chaque fois bien spécifique dans leur
géographie, leurs dynamiques, leurs acteurs (étatiques comme infra-étatiques),
avec des moyens d’action qui brouillent de plus en plus la frontière entre le
régulier et l’irrégulier, entre l’étatique et l’infra-étatique. Bref,
l’état-major français est dans une logique de conduite des crises. Or, de ces
complexités croisées, interconnectées, interdépendantes, découle une inflation
gigantesque des volumes de données, ce qui pose, en soit, un problème.
Le
Général de corps d’armée de Saint-Quentin rejoint le constat de Monsieur
Zajec : l’art militaire ne change pas dans ses fondamentaux (du moins pour
le moment, a-t-il jugé bon de préciser), mais la conduite de la guerre doit
aujourd’hui faire face à une très forte accélération. Ce d’autant que l’adversaire
(et pas seulement les grandes puissances) utilise lui-aussi des outils
numériques. Contrainte par l’urgence, la France doit donc se redonner une forme
de confiance stratégique : voir plus loin, plus en amont, anticiper mieux.
Si le Général admet que rien n’est jamais prédictible à 100%, il est
nécessaire, aujourd’hui, de prendre du recul. Et le numérique doit ainsi être
utilisé dans cette optique.
Un
recul nécessaire et justifié également dans la lutte contre les infaux, pour
mieux lutter contre les manœuvres de désinformation orchestrées par nos ennemis
comme nos adversaires. En la matière, le numérique fait ainsi tant partie du
problème que de la solution.
Le
numérique a bien des potentialités intéressantes pour le C2. Le SC/OPS s’est
ainsi attardé quelque peu sur la simulation, appliquée tant au niveau
stratégique que tactique, afin de tester des modes d’action et présenter des
options aux autorités en anticipant mieux leurs conséquences et implications.
Toutefois,
la simulation impose de disposer de données en nombre et en qualité suffisants
pour coller au plus près d’une réalité des plus complexes. Un décalage trop
important fausserait bien logiquement les décisions inspirées par la
simulation. La prudence est donc de mise, d’autant que l’humain demeure un aléa
majeur : il reste difficile de simuler ses comportements, ses motivations,
ses réactions…
Le
Général a également mis en exergue un enjeu de poids : si nos moyens
militaires sont de plus en plus performants, leurs coûts s’en ressentent, et, in fine, leurs nombres. S’impose donc au
chef un défi : utiliser au mieux ces moyens plus rares. Ce qui,
mécaniquement, fait peser sur lui, et sur la qualité de sa décision, un poids
exacerbé.
Si
le Général de corps d’armée de Saint-Quentin admet que face à des ennemis d’une
souplesse et d’une ingéniosité croissantes (à l’image de Daesh), il convient de
se montrer plus réactif, plus adaptable, il juge cependant que la verticalité
demeure un impératif du commandement militaire. Le C2 de demain continuera à
être vertical, étagé. L’horizontalité a certes ses avantages, mais la
hiérarchie est une nécessité face à l’adversité. Néanmoins, à l’image du
principe de la subsidiarité, très prégnant dans le commandement « à la
française », la hiérarchie n’interdit en rien de déléguer. Au contraire
même. Le Général affiche à ce titre son intérêt pour les réseaux à architecture
neuronale, avec des transferts d’autonomie dans la décision vers les échelons
subalternes. D’abord pour permettre une meilleure adaptabilité du commandement aux
dynamiques du terrain, mais aussi, et c’est à noter, aux fins de renforcer la
robustesse et la résilience de ces réseaux face aux attaques, tant physiques
que cyber, qui ne manqueront pas de les viser.
Pour
conclure, le Général de corps d’armée de Saint-Quentin a avancé que, le
commandement et la conduite des opérations doivent dépasser la simple logique
interarmées pour devenir celle d’intégration des effets. Les C2 interarmées
sont les nœuds, aussi faut-il prendre le temps de les repenser à la lumière des
mutations actuelles et à venir.
Or
justement, pour repenser ces C2, les Armées disposent d’un partenaire :
l’industrie. D’où l’intervention à cette table ronde de Monsieur Papaemmanuel.
Celui-ci
a ainsi commencé son propos en rappelant le rôle fondamental de
l’industriel : répondre aux besoins exprimés, faciliter le travail, et ce
faisant la vie, du militaire grâce à la machine. Monsieur Papaemmanuel cite
ainsi l’exemple de personnels passant des heures derrière leur écran à réaliser
des tâches monotones, répétitives, aliénantes, afin de classer, trier,
discriminer, vérifier, etc. les
données. « Si le numérique est intangible, la douleur, elle, est bien
réelle » a-t-il pointé. Si le Big
Data redistribue les cartes en offrant de nouvelles options, il peut aussi
écraser, paralyser de par son ampleur Hommes comme institutions.
Monsieur
Papaemmanuel relève un autre problème : celui de l’accès à la donnée par
les concepteurs d’outils numériques (IA, algorithmes…). En effet, le monde de
la défense est particulier, les informations sont ainsi bien souvent
classifiées, ce qui ne facilite pas la coopération entre les mondes civil et
militaire. Monsieur Papaemmanuel évoque ainsi un « défi de la
confiance » (une formulation que le SC/OPS corrigera, rappelant qu’il
s’agit avant tout de contraintes juridiques, justifiées par des questions de
sécurité, mais admettant néanmoins des « rigidités »).
Or,
pour « faire apprendre » aux IA et autres algorithmes, il faut les
alimenter de très grands volumes de données. Considérant le raccourcissement
des cycles de développement, cela impose davantage de réactivité, et donc,
notamment, un dialogue plus simple, plus libre entre militaires et civils,
entre opérationnels et techniciens, entre public et privé, juge Monsieur
Papaemmanuel, qui admet néanmoins que des efforts sont réalisés en ce sens
(notamment avec le défi C2 IA).
Ce
qui passe, selon lui, par un changement de mentalité, notamment au niveau de
l’organisation des ressources humaines : faire tomber les murs, donner à
chacun l’occasion de voir et comprendre les métiers, contraintes et enjeux des
uns et des autres.
Autre
défi soulevé par Monsieur Papaemmanuel : héberger, traiter, valoriser les
données, de manière largement automatisée, et robuste. Une gageure, certes,
mais bien exploitée, la donnée permet de répondre à des questions que l’on ne
s’est jamais posées, a-t-il expliqué.
Ce
qui impose deux réflexions parallèles : d’une part repenser la manière
dont, en France, le secret est géré et protégé afin de l’adapter aux enjeux du
numérique ; et d’autres part repenser l’architecture même des opérations
afin de les adapter aux réseaux, par nature contraints (ce qui passe notamment
par la mise en place de réseaux « intelligents » capables de prioriser
les informations en fonction de leur importance).
Sur
l’IA, Monsieur Papaemmanuel a insisté sur l’importance stratégique et
industrielle de cette technologie, dans laquelle les grandes puissances
investissent massivement. Ne pas s’approprier l’IA, c’est prendre le risque de
se laisser distancer, selon lui. Il convient par conséquent de fédérer les
acteurs et savoir-faire français dans le domaine du numérique afin de
constituer un écosystème souverain. Ce, d’autant plus que la « French Touch » est reconnue en la
matière, la France disposant d’atouts indéniables. Encore faut-il néanmoins
saisir les opportunités qui se présentent à nous.
À
l’issue de cette table ronde, plusieurs questions ont été posées. Sans toutes
les restituer, un point de réflexion me semble d’une particulière importance,
résumant à mon sens fort bien l’esprit du Forum Innovation Défense : l’influence
que les concepts étrangers auraient sur nos manières de penser. Tant d’un point
de vue militaire qu’industriel, les intervenants ont ainsi rappelé qu’il est
vital d’adapter les concepts étrangers à nos enjeux, à nos intérêts, à nos procédures
et à notre culture stratégique. Et ce, seulement s’ils sont pertinents. Ce
n’est pas parce qu’un outil est étranger que l’on doit l’utiliser de la même
manière que son concepteur, ou que l’on doit le reprendre en l’état, sans
réflexion, sans appropriation, sans adaptation.
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