Start-up de défense, résister à la tentation de « la classe américaine »




Tony Stark, entrepreneur, philanthrope, milliardaire, super-héros. 
Et personnage de fiction.
 (.gif tiré d'Iron Man 2)




L’idée du présent billet de blog m’est venue à l’issue de la conférence annuelle consacrée aux thèmes « Recherche, Innovation et Défense » qui s’est tenue à l’Assemblée nationale le 20 mars 2019, sous l’égide de la Chaire Économie de Défense.
La table ronde n°1, consacrée à la problématique de « comment faire émerger efficacement l’innovation ? » m’a particulièrement interpellé, notamment quant à la question de la « start-up de défense » (un sujet que j’ai déjà abordé ici et ici, ne souhaitant pas – trop – me répéter, je me permets de vous renvoyer à ces écrits si vous souhaitez avoir mon point de vue sur les relations entre start-up et défense).

Loin de vouloir verser dans l’obsession « start-upienne », certaines choses entendues à cette occasion ont néanmoins alimenté ma réflexion au cours de ces derniers jours, aussi aimerais-je partager quelques pistes. Petite précision : ce billet ne saurait prétendre être un compte-rendu des échanges qui se sont tenus lors de cette table ronde. Je vous renvoie, à cet effet, au compte-rendu de la Chaire Économie de Défense, qui sera sous peu disponible sur son site (si ce n’est déjà le cas à l’heure où vous lisez ces lignes). La conférence a également été filmée, pour les plus curieux. Je pense en outre avoir nettement plus de questions à poser que de réponses à apporter. Comme souvent, me direz-vous.

La question qui nous intéresse aujourd’hui est celle du rôle de la « start-up de défense » comme moteur « efficace » de l’innovation de défense, pour reprendre le thème de ladite table ronde. Une problématique complexe, qui appelle de nombreux commentaires.

Tout d’abord, qu’est-ce qu’une « start-up de défense » ? L’expression est revenue à plusieurs reprises dans la bouche des intervenants, et je dois avouer l’avoir déjà moi-même utilisée, par commodité. Pourtant, que doit-on entendre par « start-up de défense » ? Où placer le curseur, quels sont les critères ? Doit-on s’attacher à la composition de son capital pour en juger (acteurs « traditionnels » de la BITD, fonds d’investissements spécialisés dans la défense, investissements publics du MinArm ou de ses émanations, etc.) ? Faut-il plutôt prendre en compte les aides reçues par la jeune pousse pour déterminer si elle relève ou non du secteur de la défense (dispositifs de soutien du MinArm, coaching par un incubateur défense tel Generate du GICAT, etc.) ? Ou bien le facteur déterminant est-il en réalité la nature de la solution développée, son intérêt militaire ? Ou, finalement, s’agit-il d’une subtile pondération entre ces critères –  et bien d’autres encore – mais laquelle ?
Cette question, pourtant préalable nécessaire à toute réflexion sur le sujet, se montre ainsi d’une grande complexité, et je ne prétends pas pouvoir y répondre.

A fortiori, à l’heure où les frontières entre les mondes civil et militaire se brouillent – et que l’écosystème de l’innovation de défense entend bien les transcender pour les faire dialoguer au mieux. Ce, avec en tête plusieurs objectifs et défis aujourd’hui bien connus :   tenter de (ré)concilier temporalité courte du civil et cycles longs du militaire, favoriser la soutenabilité économique d’un business plan grâce aux débouchés civils offert par le double-usage (on rappellera au passage qu’il s’agit d’ailleurs d’une condition aux financements RAPID de la DGA, par exemple), « militariser » des briques technologiques civiles pour les intégrer aux programmes d’armements, etc.

D’un point de vue objectif, cette summa divisio civil/militaire perd également de son intérêt, à mon sens. Il suffisait de parcourir les travées du Forum Innovation Défense, il y a quelques mois, pour s’en convaincre : des biotech à la physique des matériaux, en passant par le sport extrême ou encore le développement durable, l’innovation d’intérêt militaire n’est plus, depuis quelques temps déjà, l’apanage des R&D et R&T de défense stricto sensu. Je ne pense pas apprendre quoi que ce soit à quiconque s’intéresse un peu à ces questions, et d’ailleurs le décloisonnement entre innovation civile et militaire est l’un des principaux enjeux qui irriguent les réflexions et travaux en la matière, comme ne cesse de le rappeler l’Agence de l’Innovation de Défense, en particulier par la voix de son directeur, M. Emmanuel Chiva, dont on ne compte plus les interventions publiques pour faire connaître le rôle, l’esprit et les missions de son agence.

Pour toutes ces raisons, je pense que tenter de définir la « start-up de défense » est un exercice vain et peu pertinent : elle me semble être une illusion, et je doute de son existence. Aussi je prends le parti de lui substituer l’expression de « start-up d’intérêt souverain », afin de rendre compte au mieux de ces passerelles entre les mondes civil et militaire. Cela peut sembler être un détail, et c’en est peut-être un, mais j’ai néanmoins le sentiment que le refus des cases rigides préétablies est une étape préalable nécessaire si l’on souhaite refondre notre écosystème de l’innovation de défense afin de tendre vers plus d’efficacité.


Vient ensuite une autre question, toute aussi essentielle : vers quel modèle la « start-up d’intérêt souverain » doit-elle tendre pour réussir ? En creux, c’est bien entendu le modèle américain de la start-up qui transparaît. Un modèle que M. François Chopard, intervenant à cette table ronde et fondateur directeur général de Starburst (dont j’orthographie enfin correctement le nom, mes plates excuses), a évoqué à plusieurs reprises dans le cadre de ses échanges. Le modèle américain de la start-up se distingue ainsi par son dynamisme, concentrant l’essentiel des jeunes pousses mondiales (citons le cas du New Space qui a fait de Los Angeles sa capitale, évoqué par M. Chopard), et son ampleur, avec des levées de fonds sans commune mesure avec ce que l’on voit en France.

Comment expliquer ce fossé séparant le Vieux Continent de cet Eldorado de la levée de fonds que sont les États-Unis ? Plusieurs facteurs entrent en compte, certains brièvement cités par le Pr. Jean Belin, qui animait cette table ronde. J’aimerais les développer ici plus longuement (sans avoir l’outrecuidance de pouvoir mieux les détailler que le Pr. Belin, bien évidemment).

Tout d’abord, il convient de rappeler la puissance de frappe financière du capital-risque aux États-Unis. Pour la seule année 2018, ce sont ainsi plus de 130 milliards de dollars qui ont été investis dans des start-up outre-Atlantique. Soit un niveau supérieur à celui des débuts de l’ère Internet, à l’aube des années 2000. Des fortunes réalisées alors sont ainsi réinvesties dans les jeunes pousses d’aujourd’hui (citons les incontournables exemples de M. Jeff Bezos et M. Elon Musk qui financent leurs aventures spatiales en partie sur leurs deniers personnels). Mais cela n’est que la partie émergée de l’iceberg.

C’est en effet une bonne part du système financier américain, considérable, qui soutient, consolide, et investit dans le capital risque. Un système financier national qui bénéfice lui-même à plein de la position privilégiée des États-Unis sur la place financière mondiale, de la première économie du monde ou encore d’une Administration fort bien disposée à creuser le déficit public, accroître la dette ou encore à ménager les taux directeurs (avec une FED très compréhensive et sous pression de la Maison blanche).

Bref, l’environnement financier américain est très différent du nôtre, et explique en bonne partie la dimension que le capital-risque y a pris, avec des start-up aux valorisations très importantes. Transposer chez nous cet écosystème financier très spécifique, afin de tenter de permettre à nos jeunes pousses de « jouer à armes égales » relève de la gageure (l’euro n’est pas le dollar, par exemple), et exigerait de faire des choix politiques, économiques et sociaux radicaux. Un exemple, pour n’en citer qu’un seul : la fin de la sécurité sociale pour embrasser le modèle des fonds de pension. Je laisse à chacun le soin de se faire une opinion à ce sujet.

En outre, les États-Unis bénéficient d’un autre avantage non-négligeable pour faire croître leurs jeunes pousses : un marché intérieur immense et unifié (langue, culture, législations fédérales, etc), adossé, pour le sujet qui nous intéresse ici, à un budget de la défense dominant largement ceux des autres puissances – quelque 686 milliards de dollars prévus en 2019. Or, plusieurs dispositifs publics américains ont vocation à soutenir l’innovation. Citons ainsi le mécanisme SBIR (Small Business Innovation Research) qui impose aux investisseurs fédéraux américains les plus importants de consacrer de l’ordre de 3% de leurs dépenses en R&D à des entreprises employant moins de 500 personnes dont les start-up, donc. En 2016, le SBIR a permis l’investissement de 2,5 milliards de dollars dans ces entreprises, et le Département de la Défense en a été le plus grand contributeur avec un peu plus de la moitié de ces sommes.

À cet égard, on notera néanmoins que des efforts sont faits, en France et en Europe. En France, l’Agence de l’Innovation de Défense et avant elle la Direction générale de l’armement subventionnent ou investissent bien entendu dans des PME, ETI et start-up (on rappellera à ce titre la création d’un fonds d’investissement en partenariat avec bpifrance, mais ce n’est pas le seul dispositif).
Et quid de l’Union européenne ?  M. Pierre Delsaux, Directeur général adjoint à la Direction générale Marché intérieur, industrie, entreprenariat et PME de l’UE, a justement pris la parole à l’occasion de cette conférence. Il y a notamment annoncé la mise en place prochaine d’un dispositif inspiré du SBIR américain dans le cadre du Fonds européen de défense qui consacrera 13 milliards d’euros du budget européen 2021-2027 à des projets de défense innovants, sous conditions.


Bien évidemment, les montants sont sans commune mesure avec l’exemple américain, ce qui nous amène à nous poser une dernière question : le modèle américain de financement de ses start-up d’intérêt souverain est-il efficace ?

Une question épineuse à laquelle je m’empresserai de ne pas répondre directement, ne disposant ni du recul, ni des données, ni, surtout, du temps nécessaires à une telle entreprise.

J’ai néanmoins quelques commentaires à faire sur ce sujet, et en premier lieu quant à la manière de juger de la réussite d’une start-up d’intérêt souverain. Il me semble en effet important de rappeler, voire de marteler, le but de ces entités pour la puissance publique : développer des systèmes et solutions qui permettront aux forces armées de conserver ou de gagner l’avantage sur leurs adversaires, dans l’ensemble du spectre de leurs missions, elles-mêmes déterminées par les intérêts stratégiques du pays et l’ambition politique de l’État. Le besoin opérationnel doit être au début, au centre, et à la fin de l’innovation d’intérêt souverain. Je ne suis bien évidemment pas le seul à le penser, et à le dire – il suffit d’écouter nos militaires, Mme la ministre des Armées ou encore M. Chiva lorsqu’ils s’expriment sur ce sujet d’actualité, qui est aussi un sujet de fond.
Cela vaut aussi pour les jeunes pousses. Et peut-être davantage pour elles, tant il peut être aisé de s’égarer, de juger leur réussite via le seul prisme de leurs levées de fonds ou de leur valorisation capitalistique.

Je ne dis bien évidemment pas que le « business » est, en soi, une mauvaise chose. Bien au contraire : bénéficier d’un financement robuste et important pour se développer, se placer sur un marché porteur et viser à terme la rentabilité, ou encore privilégier les options duales lorsque c’est possible, sont autant de facteurs importants et nécessaires à la mise au point et au déploiement d’une solution pertinente et efficace, au bénéfice du militaire. La performance économique n’est pour autant pas la finalité, mais la condition, le moyen de parvenir aux fins de l’État : équiper au mieux ses armées.

Certes ces deux dimensions vont de pair pour l’ensemble de la base industrielle et technologique de défense (ou BITD), d’où le soutien étatique aux exportations, ou la nécessité de mettre en œuvre une véritable politique industrielle.

Mais, dans le monde des start-up, une tendance mérite la plus grande vigilance, et tout particulièrement dans les domaines relevant de nos intérêts souverains : la course à la levée de fonds, qui peut parfois mener à une décorrélation entre la valorisation capitalistique et la valeur réelle d’une entreprise et de ce qu’elle propose.   

Ajoutons que les intérêts d’un investisseur privé ne sont pas forcément les mêmes que ceux de la puissance publique, induisant le risque d’un « pivot » stratégique d’une jeune pousse motivé par le premier, au détriment du second. Exemple hypothétique : l’abandon du développement d’une technologie qui intéresse le monde militaire, faute de débouchés jugés suffisants par les investisseurs, pour se concentrer sur le marché civil. Il convient ainsi de faire montre de prudence, et de se prémunir d’une trop grande dépendance à l’endroit des fonds d’investissements privés.
Bien entendu, mon propos n’est pas d’alimenter une défiance entre investisseurs publics et privés, les exemples ne manquent pas pour démontrer que des coopérations fructueuses sont possibles.

Un autre commentaire de M. Chopard a attiré mon attention dans le cadre de cette table ronde : selon lui, des acteurs privés d’outre-Atlantique, ayant perdu foi dans la capacité du Pentagone à concevoir les armes de demain, auraient pris l’initiative d’en faire leur propre responsabilité, et d’investir eux-mêmes dans ce qu’ils jugent être les game changers à venir. Une telle perspective m’inquiète. D’abord parce que j’émets quelques réserves quant au fait que ces acteurs privés soient mieux placés que la puissance publique, en l’espèce le DoD, pour préparer le futur de la guerre. Et surtout parce que se poserait la question de la légitimité démocratique de ces initiatives. Sans verser dans le cyber-punk, il convient néanmoins de s’interroger de quel droit des investisseurs ou entreprises privés pourraient s’arroger une mission aussi régalienne, sans mandat démocratique. Ni garde-fous politiques et institutionnels. À l’heure où, plus largement, les pratiques de certains grands groupes transnationaux posent question (fiscalité, responsabilités sociales, économiques et environnementales, droits humains, etc), il me semble nécessaire, en tant que citoyen, d’opposer à ces velléités une grande vigilance.


Enfin, en guise de conclusion, si j’émets quelques réserves quant au modèle américain de la start-up d’intérêt souverain, cela ne signifie en rien que j’estime que la situation actuelle, en France comme au niveau européen, ne saurait être améliorée. Des initiatives sont lancées, des mesures élaborées, et d’autres seront encore nécessaires si l’on souhaite, par exemple, ne plus voir nos pépites technologiques migrer vers les États-Unis, en quête de levées de fonds dont l’importance suscite un attrait fort compréhensible.

De plus, pour reprendre l’un des propos de M. Chiva en ouverture de cette conférence : « l’innovation ce n’est pas la startupisation ». La start-up est l’un des outils de l’innovation de défense, elle y a sa place, et peut, doit y contribuer. Elle offre des avantages dont il faut tirer parti, et présente des limites qu’il convient de pallier. Comme n’importe laquelle des entités qui évoluent dans cet écosystème si complexe : laboratoires de recherche, TPE, PME, ETI et grands groupes de notre BITD, groupements professionnels, universités et grandes écoles, le ministère des Armées et ses différentes entités, les autres services de l’État, les collectivités territoriales, et bien entendu, le militaire. Pour ne citer que quelques-uns de ces acteurs. Un travail d'équipe, en somme. 


     













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